Denis Muzet, fondateur de l’Institut Médiascopie, étudie depuis des années les perceptions des mots par les Français. Il vient de publier Les Mots de la crise aux éditions Eyrolles (dans la collection «La nouvelle société de l’Emploi» de la Fondation ManpowerGroup). C’est le quatrième volet d’une série d’études sur les perceptions de la crise, entamées en 2008, à partir des mots et expressions trouvées dans les médias. Les résultats de cette nouvelle enquête permettent de mieux comprendre la profonde mutation économique et sociale dans laquelle nous sommes engagés. Denis Muzet dresse ici, en exclusivité pour Slate, le portrait de Français qui sont confrontés non seulement à une crise mondiale, mais aussi à une véritable «crise de soi». Inquiétant.
«Pays étranglés par la dette», «perte du triple A», «suppressions d’emploi», «choc de compétitivité»... Par ses mots qui nous inquiètent, la crise est venue à nos consciences avant qu’on ne l’éprouve réellement dans notre chair. La crise, ce sont des mots avant d’être des maux ou, même, des images (de manifestations, de files d’attentes ou d’immolations devant Pôle emploi, etc). De petites bombes à fragmentation qui nous tombent dessus du matin au soir, lâchées à la télévision, dans les journaux, à la radio, sur Internet.
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En analysant comment les Français réagissent aux mots utilisés pour parler de «la crise» par les médias, les responsables politiques, les patrons, les syndicalistes ou ceux qui en sont «victimes», on découvre qu’après le choc des subprimes et la faillite de Lehmann Brothers en septembre 2008, on est entré aujourd’hui, par-delà la crise de la dette et celle de l’euro, dans une véritable régression.
Du choc venu de l’extérieur au mal endémique: la France en récession, les Français en dépression
La crise était la conséquence d’une dérive de la «finance folle», elle apparaît aujourd’hui aux Français comme une pieuvre tentaculaire, une «crise des dettes souveraines», «de la zone euro», «de la croissance économique», «de l'emploi», et une «crise du sens» qui touche la société toute entière... Ce qui était initialement perçu comme un choc exogène est désormais vécu comme un mal intérieur et endémique. Et alors qu’il fallait lutter contre un ennemi venu de l’extérieur, il s’agit aujourd’hui de sauver sa peau –et celle des «siens» avec. Car bien peu de Français se sentent aujourd’hui à l’abri de devenir SDF.
A travers la peur du chômage et le spectre du pouvoir d’achat en baisse, nous vivons une crise de «“ce qui reste”, une fois les frais fixes déduits». La crainte du déclassement social est forte. Dans un environnement où le sentiment de précarité et d’insécurité semble se généraliser, avoir un CDI est ce qu’il y a de plus rassurant –avant même la famille.
Aujourd’hui, la régression n’est plus seulement économique, elle est psychologique: le pays a le moral dans les chaussettes. «Cette crise est démoralisante. Ça prend de plus en plus d’importance et ça va aller de pire en pire au niveau économique, mais au niveau psychologique aussi. Beaucoup de gens y pensent, ils sont inquiets, ils ont en tête le mot “crise”», observe une jeune femme.
Typique du basculement, ce quinquagénaire au chômage:
«Moi j’ai cru en 2008 qu’on en serait sorti dans les deux ans. On est en 2012, et je crois qu’on est dans une crise plus profonde qui révèle son vrai visage: c'est une crise de société, (...) ça se fait à toute vitesse. Et il va falloir faire avec. En tant que père de jeunes enfants, y’a de quoi flipper (...). Je suis angoissé, j’en dors mal la nuit.»
Crise de sens et crise de soi
Les Français ont le sentiment de vivre une régression durable contre laquelle ils se sentent impuissants. Nos dirigeants politiques sont jugés, au mieux inconséquents, au pire incompétents. François Hollande, Nicolas Sarkozy, Jean-Marc Ayrault, Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon, tous inquiètent bien plus qu’ils ne rassurent. Dans la sphère publique, seuls les pouvoirs de proximité –les collectivités locales– se situent du «bon» côté, rassurant.
Cette crise de sens s’est installée dans une France dont les citoyens ont le sentiment qu’elle n’a plus les moyens de sa République, dans une Europe à laquelle ils ne croient plus. Quant à la mondialisation, elle inquiète plus encore: «la Chine» et «le Qatar» –parmi d’autres– font peur, et la tentation du repli sur soi est forte. On ne croit plus aux mobilisations collectives. Les courbes de «confiance» dans les syndicats et dans les patrons se sont croisées: les premiers inquiètent de plus en plus, les seconds de moins en moins –quand bien même on juge que le séisme est venu «d’en haut».
Plus profondément, c’est un questionnement identitaire qui traverse le pays, qui n’est pas nouveau mais qui s’est intensifié, et que «la crise» a révélé: quelle est la place de la France dans un monde pluriel et relatif, dans lequel son rayonnement économique et culturel est fortement concurrencé? Sans réponse évidente, le «made in France» fait office de recours rassurant, sur fond de désindustrialisation menaçante, surtout pour les moins jeunes... mais personne ne semble y croire vraiment.
«Si demain, on supprime la CAF et qu’on n’est pas payé, y’a une révolution»
Dans cette France sans espoir, un sentiment d’injustice se répand. Et, avec lui, la peur de l’Autre. Révélatrice, la tension monte entre Français «de souche» et ceux «issus de l’immigration»: derrière les difficultés économiques, c’est une crise du «vivre ensemble» qui apparaît.
«Si demain, on supprime la CAF et qu’on n’est pas payé, y’a une révolution, lance une personne interrogée. Si les fonctionnaires d’une ville ne sont pas payés, y’a une révolution!»
Dans notre société recroquevillée, où les mots du politique ne mobilisent plus, la défiance et la résignation dominent. Quelle sera la France de demain? Qui suis-je, que puis-je, moi, petit individu, face à cette montagne de l’économie, à ces grands groupes, à cette dette accumulée, à ces agences de notation toutes puissantes? Que puis-je face ces institutions et ces milliards qui m’étourdissent à chaque bulletin d’information? Pour comprendre la crise, il ne faut pas seulement l’appréhender sous un angle «macro», mais la lire aussi à travers un prisme individuel; car elle est aussi une «crise de soi».
Denis Muzet
•Les Mots de la crise, éditions Eyrolles (collection «La nouvelle société de l’emploi» de la Fondation ManpowerGroup).
Méthodologie de l’étude: la méthode employée pour cette enquête est la méthode «Les mots de» créée par l’Institut Médiascopie en 2008. 212 mots ont été sélectionnés comme les plus couramment utilisés pour parler de «la crise», dans les médias, mais aussi dans la bouche des Français. Un échantillon représentatif de 1.000 Français a ensuite été invité à noter chacun de ces 212 mots sur deux échelles: du plus «inquiétant» au plus «rassurant», et du plus lointain («concerne l’environnement mondial») au plus proche («concerne mon environnement proche»).
http://www.slate.fr/tribune/69911/france-depression-mots-crise-Denis-Muzet
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