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01 février 2013, par Dominique Lacroix
« Nous franchissons le mur du temps »
Thierry Gaudin
Chiclayo (Pérou), 2012, cliché DL
Entretien avec Thierry Gaudin,
1er février 2013
Pour le prospectiviste Thierry Gaudin, nous vivons une révolution cognitive. Nous sommes en train de franchir « le mur du temps ». La course à la puissance, fondée sur des mythes hollywoodiens, précipite les crises au lieu de les résoudre. Nous avons besoin de changer de vision du monde et d'apprendre à vivre en empathie avec la nature.
Dominique Lacroix : L’Université de la Singularité est en train de recruter sa troisième promotion, 80 étudiants-entrepreneurs qui, pendant 10 semaines cet été en Californie, étudieront la civilisation censée advenir à partir de la « singularité », vers 2045, moment, imaginé par extrapolation, où l'on saurait produire « un supercalculateur plus intelligent qu'un humain ».
Évolution de la puissance de calcul. En ordonnée, les FLOPS (FLoating point Operations Per Second), opérations à virgule flottante par seconde - Source : singularity.com
Cette initiative de Raymond Kurzweil, héraut du transhumanisme, a pour principaux sponsors Google et la Nasa. En tant que prospectiviste et spécialiste de l’innovation, qu’en pensez-vous ?
Thierry Gaudin : La démarche des transhumanistes consiste à prêter à la technique des vertus mythiques. Ray Kurzweil expose, dans des anticipations aussi optimistes que peu étayées, que les innovations à attendre dans les prochaines décennies sont inconcevables à ce jour mais qu’elles résoudront tous les problèmes de l’humanité. La construction de mythes salvateurs n’est pas nouvelle dans l’histoire humaine. Celle-ci me paraît décalée par rapport à la nature du changement de civilisation en cours.
Le transhumanisme est un nouveau rêve d’ordre et de réforme de l’humain. Il prend racine dans des vieux mythes. Pierre-José Billotte, dans son livre Nous deviendrons immortels, a établi la continuité entre ces rêves germaniques de toute puissance et la mythologie hollywoodienne, telle qu’on la voit dans le film La guerre des étoiles et de nombreuses autres productions. Nous avons vu ces mythes à l’œuvre dans l’Europe du début du 20e siècle sous plusieurs formes catastrophiques.
Il s’agit fondamentalement d’une perspective inhumaine. Elle consiste à préparer le remplacement de l’espèce humaine par une autre en utilisant ce que la science procure par le calcul et les manipulations génétiques.
Certains estiment cette évolution inévitable. Elle prolonge l’industrialisation. Il faut se souvenir que la civilisation industrielle a commencé au 18e siècle sous la forme de la mécanisation, laquelle a mis les humains à son service. Ce processus a été clairement identifié par le philosophe Heidegger en 1953 sous le nom de gestell qui signifie réquisition.
Élevage de poulet en Floride (USA), cliché Larry Rana, source United States Department of Agriculture, domaine public
L’idée est la suivante : sous prétexte des besoins de l’homme, on réquisitionne la nature. Et pour réquisitionner la nature, on réquisitionne l’homme lui-même. D’où une formidable contradiction qui aboutit à dire que cette société, depuis le dirigeant jusqu’à l’exécutant, est comme « possédée », au sens des sorciers, par ce processus de réquisition.
La singularité, et son idéologie associée le transhumanisme, me semblent être la poursuite de ce processus, aidée par les techniques les plus modernes.
Sur le plan géopolitique, l’Université de la singularité constitue une nouvelle forme de démonstration de la surpuissance américaine érigée en mythe. Elle n’est pas très crédible en Europe, où nombre d’analystes la rattachent au dangereux complexe militaro-industriel qui empêche les États-Unis d’entrer dans le concert des nations et d’y tenir le rôle d’un État de droit. Dans la hiérarchie de ces groupes de pouvoir, la force prime le droit, d’où leur refus, par exemple, de ratifier le Statut de Rome instituant la Cour pénale internationale ou de signer un traité international sur les télécommunications, comme on l'a vu récemment.
La question que pose l’entrée dans ce que j’appelle « la civilisation cognitive » est précisément le désenvoûtement, c’est-à-dire le mouvement inverse de cette logique de réquisition. Il n’est pas évident que les humains aient rapidement la conscience et la force nécessaires pour mener cette libération. Mais à long terme elle me semble inévitable, sauf à imaginer la disparition des humains, robotisés ou pas.
En effet, la transformation systémique en cours est structurée non plus par l’impératif matérialiste, mobilisant matière et énergie, mais par la problématique de la vie et de l’information au sens de « ce qui donne forme à la matière », comme l’a noté le philosophe Gilbert Simondon. Il en résulte que les finalités ne se résument plus à des performances permises et mesurées par du calcul. Elles consistent à exprimer et préserver la vie sous toutes ses formes, par l’empathie entre humains, avec la nature, les animaux, et même les plantes. En résumé, l’avenir ne se laisse pas enfermer dans une logique de calcul.
DL : Comment interprétez-vous les crises actuelles ?
La révolution industrielle
Thierry Gaudin : Il faut d’abord situer les bouleversements structurels.
À la fin des années 70, au Ministère français de l’Industrie, dans le cadre d’une mission destinée à poser les bases d’un programme national d’innovation, deux enquêtes auprès de centaines d’experts, pilotées par Philippe Roqueplo, ont dégagé un schéma que nous avons adopté comme référent.
La révolution cognitive
Les changements systémiques de civilisation sont structurés par quatre pôles. C’est vrai de la période contemporaine, de la civilisation industrielle antérieure et aussi du Moyen-Âge. Ces quatre pôles s’organisent selon deux axes : matière-énergie et temps-vivant.
La civilisation industrielle, qui commence au 18e siècle et atteint son apogée au milieu du 20e siècle, a comme dominante l’axe matière-énergie. Elle est fondamentalement matérialiste dans sa technique comme dans ses idéologies. La civilisation en train de se construire est dominée par l’axe temps-vivant. Elle devrait quitter le matérialisme pour construire une autre philosophie, encore à définir, inspirée des sciences cognitives et de l’histoire de la vie sur Terre. C’est ce qui me fait dire que nous vivons une révolution cognitive.
On utilise l’expression « le mur du temps », par analogie au mur du son franchi par les avions à partir des années 50. On dit qu’on passe le mur du temps lorsque les machines vont plus vite que les neurones. Pour situer l’ordre de grandeur, l’identification de personnes ou d’objets par un système neuronal prend quelques dixièmes de secondes. On peut se référer à ce sujet à l’ouvrage Les Neurones de la lecture de Stanislas Dehaene. Les microprocesseurs, eux, travaillent en nanosecondes, c’est-à-dire en gros cent millions de fois plus vite. Cela ouvre la possibilité de « pro-grammer », c’est-à-dire littéralement « écrire à l’avance », des messages qui anticipent les réactions neuronales et éventuellement les pilotent. C’est par exemple ce qu’essaie de faire le neuromarketing.
La possibilité de faire donner des ordres boursiers par des robots est une composante importante des crises financières actuelles. La première crise de ce type a eu lieu le 19 octobre 1987, le « lundi noir » de Wall Street, la première fois que des robots sont intervenus dans la spéculation boursière. Depuis cette date, de nombreux pays — Russie, Japon, Mexique, Argentine etc. — ont connu des crises et le fonctionnement spéculatif impliquant des automates n’a pas cessé. Il culmine actuellement avec le « trading haute fréquence ». En outre, il assèche les ressources qui seraient nécessaires à l’économie réelle.
Pendant ce temps, dans les parties du monde les plus peuplées, les économies de subsistance ont été désarticulées et dépendent de mouvements boursiers. Les paysans manquent d’argent pour se procurer ce qu’ils sont obligés d’acheter et qu’auparavant ils produisaient. En quête de travail, ils s’entassent dans des villes peuplées parfois de plus de 30 millions d’habitants.
Jusqu’à présent, le lobby financier a réussi à éviter qu’on lui impose des contraintes qui le ramèneraient à son rôle normal, qui est de financer les investissements structurants et l’économie réelle. Mais il est vraisemblable que le débat n’est pas clos. En particulier, on peut se demander si les techniques modernes de communication alliées à l’informatique ne portent pas en germe une explosion du système monétaire. Le développement des monnaies complémentaires est d’ailleurs recommandé par le Club de Rome européen, dont le nouveau rapport vient d’être traduit en français sous le titre Halte à la toute puissance des banques. On en comptait quelques dizaines en 1985, il y en a maintenant plusieurs milliers. Certains gouvernements en Amérique du Sud les encouragent, Brésil et Uruguay notamment.
DL : Que pensez-vous de l’importance prise par les réseaux et l’informatique et de leur impact sur le devenir de nos sociétés ?
Thierry Gaudin : En 2012, la proportion d’internautes à l’échelle mondiale a dépassé les 30%. Au rythme actuel de progression, on peut penser que ce taux atteindra les 75% dans les 15 années qui viennent. Les conséquences de cette nouvelle communication sur l’éducation, la santé, les entreprises, la gouvernance et sur les relations humaines en général sont encore à venir.
Quatre orientations me paraissent pouvoir être dégagées.
Nouvelle Nightfall, Isaac Asimov, 1941.
En français Quand les ténèbres viendront
La première est le progrès de la conscience des enjeux planétaires. Internet montre l’état des forêts, la fonte de la banquise, la croissance des mégalopoles, les images de la Terre en général. Cela diffuse une conscience globale de l’état de la nature et de l’environnement. On peut constater que les jeunes générations sont particulièrement sensibilisées à ces questions. Il faut donc s’attendre à ce qu’elles prennent une importance politique croissante.
La deuxième est que les pays en développement se sont très rapidement équipés en téléphones mobiles avec lesquels ils commencent à faire des opérations économiques, notamment du paiement. Cela touche même des populations non bancarisées. De nouveaux acteurs s’insèrent dans le système économique avec des pratiques nouvelles qui mettent en cause à la fois les institutions et les monnaies.
La troisième est un enrichissement des pratiques linguistiques, plus ou moins informatisées, et des modes relationnels.
Malgré la fragmentation du monde, due à la montée des identités régionales – Catalogne, Flandre, Écosse etc. pour ne citer que l’Europe – on voit progresser des processus de fraternisation qui se configurent d’une manière beaucoup plus variée et sans doute plus intense qu’autrefois, en passant par-dessus les nationalités.
Jules Verne, Vingt mille lieux sous les mers, édition Hetzel, 1869. Gravure de Alphonse de Neuville et Édouard Riou
La quatrième est une profonde transformation des systèmes de santé et d’éducation. Il est clair que la faculté de s’informer à distance change radicalement le rapport aux savoirs. Une certaine connaissance des maladies par les patients modifie la relation avec les soignants. D’autre part, l’accès aux documents pédagogiques et aux informations scientifiques et techniques par les étudiants et le public en général modifie inévitablement les modalités de l’éducation.
Voilà ce qu’on peut déjà poser rapidement comme tendances lourdes. Il convient de mener des analyses plus approfondies et spécialisées.
D’une manière générale, cette question relève d’exercices de prospective, c’est-à-dire la construction de récits du futur. J’inscris la prospective dans le courant philosophique de l’ethnométhodologie. Ces discours doivent être acceptables et racontables. Leur contrainte est de ne pas entrer en contradiction avec des évidences scientifiques, mais ils peuvent s’éloigner de l’opinion commune. En général, on propose plusieurs scénarios.
À ce titre, beaucoup de romanciers ont été prospectivistes. Jules Verne, H.G. Wells, Isaac Asimov. Ils avaient une formation scientifique. C’était moins le cas de George Orwell, auteur de 1984, document important sur la domestication de l’homme par l’homme.
L’enquête pour le Ministère de l’industrie que j’ai mentionnée a été suivie des travaux d’un groupe, pendant une quinzaine d’années. Sous l’appellation « groupe ethnotechnologie », le but a été de constituer une nouvelle discipline scientifique, dont l’objet d’étude est les interactions techniques-sociétés : comment la société produit ses techniques – essentiellement les mécanismes d’innovation – et comment ces techniques rétroagissent en transformant la société.
La Revue Culture technique retrace ce travail, de 1979 à 1994. Ses trente numéros, dirigés par Jocelyn de Noblet, ont été mis en ligne par le CNRS.
Ont peut mentionner aussi un exercice majeur de prospective mondiale, mobilisant environ 600 chercheurs de différentes disciplines. Les travaux ont abouti à la publication de l’ouvrage collectif 2100, récit du prochain siècle, paru chez Payot en 1990.
Nous avons prolongé ces travaux en fondant l’association Prospective 2100, dont l’un des clubs se consacre à la prospective des technologies d’information et de communication pour précisément répondre de façon plus développée à votre question.
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Thierry Gaudin est polytechnicien, ingénieur général des mines et docteur en sciences de l’information et de la communication. Il a soutenu, en 2008 à l'Université de Paris X Nanterre, sa thèse sur travaux, intitulée Innovation et prospective : la pensée anticipatrice.
Au Ministère français de l’industrie de 1971 à 1981, il a été responsable de la construction d’une politique d’innovation : débuts du capital risque, constitution des Agences régionales d’information scientifique et technique, création du Salon Inova, mise en place d’enseignements du design, des réseaux régionaux recherche-industrie, réforme de l’Anvar etc.
Au Ministère de la recherche et de la technologie de 1982 à 1992, il a fondé et dirigé le Centre de prospective et d’évaluation (CPE), consacré à la veille technologique internationale, à l’évaluation de l’efficacité des recherches et grands programmes technologiques. Il a encadré l’exercice de prospective mondiale 2100, récit du prochain siècle, publié en 1990 chez Payot.
Son ouvrage L'Impératif du vivant, publié en 2013, aux Éditions de l'Archipel expose ses conceptions d'une nécessaire prise de conscience planétaire.
Depuis 1993, il est président fondateur de l’association Prospective 2100. Il a publié des ouvrages sur la prospective et l’innovation et donné des conférences dans les milieux industriels, scientifiques et culturels. Il est membre du Club de Rome (Bruxelles) et membre honoraire du Club de Budapest (Paris). Engagé dans l’Internet, il a été président puis vice-président de Réso, l’association organisatrice des Rencontres d'Autrans, et en 2010, il a cofondé la Société européenne de l’Internet.
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