Incompétences rhétoriques, incompétences démocratiques
Democratic incompetences, rhetoric incompetences
Philippe Breton
p. 77-88
Résumés
Contrairement à l’idée que nous en faisons habituellement, démocratie et rhétorique ne sont pas deux ordres de réalité qui seraient liées par un destin commun, mais elles constituent un seul et même phénomène. Dans son principe matriciel, avant d’être éventuellement incarnée par des valeurs ou des institutions, la démocratie est d’abord, et fondamentalement, une nouvelle pratique de la parole au sein de dispositifs spécifiques de débats argumentes. Cette pratique de la parole est évidemment inséparable d’une réflexivité, d’une normativité, et d’apprentissages particuliers. Vues sous cet angle, démocratie et rhétorique se présentent comme deux aspects d’une même réalité.
Mots-clés :
débats, démocratie, institutions, parole, rhétorique, valeurs
Keywords :
debates, democracy, institutions, rhetoric, values, words
Démocratie et rhétorique
Le principe de symétrie
L’égalité comme égalité devant la parole
La rhétorique, condition sine qua non de la démocratie
La notion de compétence
De l’autorité au droit de juger
Des compétences sur quatre plans
Conclusion
Texte intégral
1 Le titre de ce dossier de Questions de communication « Crise rhétoriques, crises démocratiques » suggère une problématique qui met en parallèle, sous le registre de la crise, démocratie et rhétorique. Emmanuelle Danblon (2004) a proposé un excellent ouvrage sur ce thème. D’autres auteurs ont également commencé à sentir ; et à argumenter, la nécessité d’une articulation étroite entre ces deux instances. Cette contribution pousse encore plus loin ce parallèle et en propose une relativisation. L’hypothèse soutenue ici peut se formuler assez simplement : contrairement à l’idée que nous nous en faisons habituellement, démocratie et rhétorique ne sont pas deux ordres de réalité qui seraient liées par un destin commun, ce qui est déjà en soi une proposition très forte, mais elles constituent un seul et même phénomène. Soutenir cette hypothèse implique de réorienter les paradigmes habituels qui font voir, d’un côté, la démocratie comme un régime politique, encadré par des valeurs et soutenu par des institutions, et de l’autre, la rhétorique, même au sens le plus large - celui que lui donnait par exemple Roland Barthes (1970), comme un ensemble de théories, de pratiques, et de normes dans le domaine oratoire. Dans son principe matriciel, avant d’être éventuellement incarnée par des valeurs ou des institutions, la démocratie est d’abord, et fondamentalement, une nouvelle pratique de la parole au sein de dispositifs spécifiques de débats argumentés. Cette pratique de la parole est inséparable d’une réflexivité, d’une normativité, et d’apprentissages particuliers.
1 Cette partie s’appuiera sur mon ouvrage L’incompétence démocratique (Breton, 2006a).
2 Vues sous cet angle, démocratie et rhétorique se présentent comme deux aspects d’une même réalité. Pour étayer cette hypothèse, assez radicale, il est possible de s’appuyer sur une notion centrale, celle de compétence. Compétence démocratique, car compétence dans le domaine de la parole ; compétence du point de vue de la parole, car compétence dans le domaine de la démocratie. C’est bien cette compétence, au sens fort que l’on peut donner à ce terme, qui est la source commune de ce qui apparaît empiriquement comme deux ordres différents. Il s’agit donc de revenir aux origines d’une diffraction. Ainsi s’ordonne-t-elle presque naturellement. Dans un premier temps, il s’agit de s’interroger, non pas sur la convergence entre démocratie et rhétorique, mais sur le phénomène qui les soude en amont et à partir duquel ces deux ordres se diffractent. Dans un deuxième temps, il s’agira de revenir sur cette notion de compétence au débat argumenté, pour en montrer toute la portée heuristique. Un troisième temps, contrastif reviendra sur la stricte équivalence qui se noue aujourd’hui entre incompétence dans le domaine oratoire, et incompétence politique dans le domaine de la démocratie, et sur la crise profonde qui en découle1.
Démocratie et rhétorique
2 La notion d’« acte » renvoie chez H. Arendt à l’action par la parole, et non à la fabrication des o (...)
3 Comment s’est opérée la rupture révolutionnaire que constitue la démocratie et qui est d’abord une rupture historique avec le mythe hiérarchique ? Une vision de la démocratie qui se concentrerait uniquement sur les valeurs et les institutions passerait à côté d’un fait essentiel. La rupture concrète qui s’est opérée l’a d’abord été sur le plan d’un nouveau rapport à la parole. Insistant sur le fait que la démocratie en Grèce antique y avait d’abord été un espace de pratique, notamment de la parole, Hannah Arendt (1958 : 259) souligne que ce nouveau statut « précède par conséquent toute constitution formelle du domaine public et des formes de gouvernement »2. En somme, la démocratie a d’abord été une nouvelle manière de distribuer concrètement la parole, notamment pour délibérer en vue de prendre des décisions à tous les niveaux, une nouvelle manière de savoir la prendre en public mais aussi un nouveau rapport à l’écoute de l’autre. L’institutionnalisation de ce dispositif ne vient qu’après, quand il est question de sa généralisation à l’ensemble de la cité. La démocratie est d’abord une démocratie en acte. Et il s’agit des actes de parole, à l’intérieur de dispositifs qui sont appelés à se déployer très largement dans la société, jusque dans l’espace privé. Cette nouvelle manière de prendre la parole la redistribue autour du principe de symétrie. De ce fait, elle va avoir des répercussions jusqu’au cœur des relations entre les hommes, dans le regard fondamental que nous portons sur notre prochain, et dans la manière dont nous nous adressons à lui. Il est vrai que, concrètement, lorsque nous sommes amenés à participer, de quelque manière que ce soit, au processus démocratique, c’est notre parole qui est engagée, qui parle pour nous, qui est notre représentant. C’est à travers elle que nous « apparaissons » aux autres. Hannah Arendt (ibid. : 258) décrit la démocratie comme des espaces de parole « où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés mais font explicitement leur apparition ». C’est en ce sens qu’il y a véritablement rupture avec le mythe, qui, lui, tisse une sorte d’équivalence générale entre les êtres qui composent l’univers. De ce point de vue, peut-être faut-il placer la démocratie en un lieu précis du long chemin qui ponctue, comme le dit le philosophe français George Gusdorf (1952 : 10), « une vocation originaire à l’humanité dans l’homme, qui donne progressivement à la nouvelle fonction de la parole une prépondérance incontestable dans le comportement ».
Le principe de symétrie
4 La pratique démocratique est une prise de parole dans des dispositifs dont les normes sont régies par le principe de symétrie. Celui-ci serait antérieur chronologiquement, et je dirai, structurellement, aux grandes valeurs qu’il inspire, à savoir la liberté et l’égalité, et donc aux institutions qui en découlent éventuellement. Jean-Pierre Vernant (1962) insiste sur le fait que la démocratie est étroitement liée à une « nouvelle image du monde », dont les textes d’Anaximandre (610-545) rendent compte. Il souligne que, dans cette représentation radicalement nouvelle, « sa structure géométrique confère au cosmos une organisation d’un type opposé à celui que le mythe lui prêtait. Aucun élément ou portion du monde ne s’y trouve plus privilégié aux dépens des autres, aucune puissance physique n’est plus placée dans la position dominante. La symétrie des diverses puissances constituant le cosmos [...] caractérise le nouvel ordre de la nature. La suprématie appartient exclusivement à une loi d’équilibre et de constante réciprocité.À la monarchia, un régime d’isonomia s’est substitué dans la nature comme dans la cité » (Vernant, 1962 : I 21). Jean-Pierre Vernant ajoute que « le lien de l’homme avec l’homme va prendre ainsi, dans le cadre de la cité, la forme d’une relation réciproque, réversible, remplaçant les rapports hiérarchiques de soumission et de domination » (ibid. : 56). Cette notion et son emprise sur les consciences vont survivre au monde grec et constituer un des éléments centraux de son influence. Dans cette perspective, le débat argumenté, comme espace d’apparition de l’homme organisant sa parole autour d’un axe de symétrie, est un modèle réduit qui représente le cosmos.
3 Au sens où le philosophe belge Ch. Perelman (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1958 : 112) parle des lieu (...)
5 Il est audacieux de soutenir, comme je le fais ici, que cette nouvelle image du monde est première par rapport à l’invention des valeurs et à leur institutionnalisation dans la cité. D’ailleurs, Jean-Pierre Vernant ne s’y risque pas tout à fait. Mais cette spéculation permet de poser une question intéressante. Cette nouvelle image du monde, qui insiste sur la symétrie comme lieu3 fondamental, n’est-elle pas elle-même la projection, si l’on peut dire, d’une nouvelle pratique de la parole, inventée en amont, probablement dès le VIIIe siècle en Grèce, sur les ruines de la civilisation mycénienne ? Trois arguments permettent d’aller dans cette direction.
6 Le premier est issu des travaux anthropologiques rassemblés par Marcel Détienne (2003), révélant l’existence, ici et là, de dispositifs de parole « proto-démocratiques », qui ne semble pas s’appuyer a priori sur des modèles cosmologiques. Ceux-ci se présentent en général comme des isolats étranges au sein de cultures solidement constituées, en général primitives, mais aussi palatiales ou féodales. Il paraîtrait étonnant, compte tenu du caractère toujours très local de ces pratiques d’assemblées égalitaires, qu’elles soient accompagnées d’un nouveau système de croyance qui leur soit propre. Toutefois, il existe une exception à cette règle, la communauté des chrétiens de Jérusalem, qui semble bien être un dispositif de parole proto-démocratique. Elle présente une caractéristique commune à toutes les assemblées de ce type : un centre vide qui sert d’axe de symétrie. Or, les chrétiens de Jérusalem ont bien un système cosmogonique qui leur est propre. Celui-ci est en parfaite cohérence avec leurs nouvelles pratiques égalitaires de la parole. Ceci explique le rôle particulier que va jouer la chrétienté dans le développement de la démocratie en Occident, ou du moins celui de la notion-phare d’égalité. On peut donc supposer que les nouvelles pratiques de la parole peuvent se dispenser, au moins dans les premiers temps de leur apparition, d’un système de valeurs qui, en quelque sorte, les déterminerait. Dans cet esprit, la démocratie serait donc l’invention spontanée de pratiques de la parole et de normes oratoires. Leur valorisation ne viendrait qu’après coup. Les institutions démocratiques seraient là pour en assurer la permanence et la pérennité.
L’égalité comme égalité devant la parole
7 Le deuxième argument à l’appui de cette hypothèse d’un fondement de la démocratie, qui serait à rechercher du côté de pratiques novatrices de la parole, tient à la conception de l’égalité qui s’est développée dans le monde grec. Je traite ici ce point, non dans une perspective historique, mais du point de vue selon lequel les Grecs mettaient en œuvre un principe matriciel qui est, si j’ose dire, a-historique. L’idéologie politique démocratique que tente d’appliquer la cité athénienne s’appuie, on le sait, sur deux valeurs : la liberté et l’égalité. La liberté est une valeur de rupture avec le principe de domination. Les Athéniens sont farouchement attachés au principe « ni commander ; ni obéir » qui distingue leur cité de celles régies par l’aristocratie ou l’oligarchie. Et s’ils tiennent à la liberté, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’une valeur en soi, mais d’une condition de possibilité de l’égalité et, plus précisément, de la symétrie. C’est quand elles sont libres que les parties de l’univers se disposent symétriquement. L’égalité est une notion qui se situe à deux niveaux. Dans le passage qu’il consacre à la démocratie comme idéologie, Mogens H. Hansen (1991 : 111) montre que les Grecs utilisaient deux termes pour parler de l’égalité : l’isonomia, c’est-à-dire l’égalité des droits politiques, et l’iségoria, le droit de parole égal dans les assemblées. Si l’on en croit l’historien danois, là où la tradition a retenu l’importance de l’isonomia, les Grecs n’y attachaient pas, eux, un grand intérêt, privilégiant plutôt l’iségoria : « Quand Hérodote décrit la naissance de la démocratie athénienne, il met en évidence l’iségoria et non l’isonomia comme principe de l’égalité démocratique ; d’ailleurs, son exposé est conforme à ce qu’on trouve dans les sources athéniennes : ce que les démocrates chérissent le plus dans l’égalité, c’est l’iségoria et non l’isonomia » (ibid).
8 Un peu technique mais essentielle, cette discussion éclaire sur deux points. Le premier est que le principe de symétrie et d’égalité devant la parole suppose que toutes les opinions sont également légitimes. Le principe de base du parlé démocratique est bien « ma parole vaut la vôtre ». Bien sûr, cela ne doit pas être entendu comme un principe relativiste d’équivalence des opinions, dans lequel on a trop souvent enfermé les sophistes. Cela veut dire que chacun a le droit, sinon le devoir, de prendre la parole au nom d’une légitimité équivalente des opinions, mais qu’une fois la parole prise, celle-ci peut convaincre et l’emporter sur d’autres opinions, sans que cela leur retire leur légitimité. Le second point concerne l’importance de l’égalité comme valeur devant être rapportée au contexte principal dans lequel celle-ci se déploie : les assemblées, les dispositifs de parole, les normes oratoires. L’égalité est bien une valeur issue du statut de la parole qui est au centre de la société athénienne. Le champ d’extension de cette valeur ne va d’ailleurs guère au-delà de sa concrétisation dans les dispositifs de parole. La notion démocratique d’égalité n’a pas de portée universelle. Elle régit le comportement des citoyens, des « égaux », lorsqu’ils s’assemblent pour échanger ; confronter leurs opinions, prendre des décisions. En dehors de ce cadre local et artificiel, car régi par des normes oratoires, la notion d’égalité n’a pas de sens. Cela seul permet de comprendre le paradoxe athénien et celui de l’idéologie démocratique dans son ensemble. Cette société est parfaitement égalitaire pour ses citoyens et uniquement au sein de dispositifs de parole. En dehors de cela, elle est esclavagiste, elle refuse les droits politiques aux femmes et aux métèques (ceux qui habitent la cité sans être descendants d’Athéniens). Seule une conception des droits de l’Homme, issue à la fois de l’humanisme de la Renaissance et des Lumières, confondra les deux niveaux, celui de la démocratie et celui de l’universalité des droits de l’Homme.
La rhétorique, condition sine qua non de la démocratie
9 Le troisième argument est le fait que la démocratie athénienne n’a pas pu se concevoir sans l’invention d’un enseignement de la parole, la rhétorique. Cet immense attachement à l’égalité concerne en premier lieu, on l’a vu, la parole, son exercice libre et symétrique. C’est que la parole est bien le centre de tout, l’« action par excellence » comme le dit Hannah Arendt. C’est dans ce contexte qu’il faut apprécier le statut de la rhétorique et contourner un instant la tradition philosophique, qui lui est hostile depuis l’origine. Loin d’être un phénomène secondaire de la société démocratique grecque, une sorte d’outillage marginal, voire rusé, de la parole, la rhétorique en est une institution centrale. Elle se confond intimement avec les pratiques émergentes de la parole démocratique. Au point que l’on peut se demander s’il ne faut pas inverser notre perception habituelle. Celle-ci voudrait que l’on invente la démocratie d’abord, puis la rhétorique ensuite, comme son outil dans le champ de la parole. La quasi-simultanéité historique des deux instances pourrait conduire à l’hypothèse inverse : n’est-ce pas plutôt la rhétorique qui est la matrice de la démocratie ?
10 L’invention de la rhétorique répond à une préoccupation majeure du point de vue de l’exercice de l’égalité et de la liberté de parole. La rhétorique est, comme l’avait bien remarqué Roland Barthes (1970), un vaste continent, un empire. Elle est à la fois réflexion sur la parole et son statut, fixation de normes oratoires et apprentissage de compétences techniques dans le domaine de la parole. La société grecque supporte bien des inégalités, sauf celles devant la parole. La rhétorique fonctionne comme une grande machine égalisatrice. Elle doit permettre à chacun d’avoir des chances égales au départ de ces compétitions que sont les prises de parole dans les assemblées, comme les coureurs qui sont, nous dit Mogens H. Hansen (1991 : 109), « sur la même ligne dans les starting-blocks ». À ce sujet, l’auteur ajoute que « pour les Athéniens, la compétition était un aspect essentiel de la vie politique aussi bien que de la vie sportive et l’égalité se résumait, comme dans le sport, à l’obligation de partir en ligne. Il ne s’agissait pas d’être égaux par essence » (ibid. : 112). Donc, l’égalité se construit. Dans le domaine central de la parole, comme d’ailleurs dans celui du corps, la rhétorique est le lieu central de l’apprentissage de l’égalité. Elle permet d’incarner la démocratie par la parole. Elle est la démocratie comme la démocratie est la rhétorique.
La notion de compétence
11 Situer ainsi le problème au niveau des pratiques revient à poser la question de la compétence. On peut bien sûr supposer que l’institution de la citoyenneté suffit à nourrir les pratiques correspondantes. La société vous décrète citoyen, donc vous l’êtes dans la vie concrète. Ce statut juridique suffirait en quelque sorte à faire de chacun un praticien spontanément compétent de la démocratie. De la même façon, l’adhésion déclarée, et sincère, aux grandes valeurs qui fondent ce régime, impliquerait que l’on soit en mesure de les pratiquer, ou même, que l’on en soit dispensé.
12 L’idéologie politique tiendrait lieu d’apprentissage de son application. Cette représentation formelle et superficielle des instances qui feraient de chacun de nous automatiquement des démocrates, pose de nombreux problèmes. C’est le cas notamment pour le processus de naturalisation, qui transforme une personne issue d’une culture étrangère, éventuellement non démocratique, en un citoyen censé pratiquer instantanément les règles et les normes démocratiques. Le problème est le même pour tous les jeunes nés français qui, le jour de leur majorité, sont eux aussi censés se transformer illico en citoyens compétents. En fait, le problème est le même pour tout le monde.
13 Il faut être clair sur ce point, ce n’est pas parce que l’on est juridiquement citoyen que l’on est compétent à pratiquer la démocratie. On peut d’ailleurs être plutôt compétent dans bien d’autres pratiques, comme par exemple exercer une domination dans un contexte qui appellerait pourtant l’égalité et la liberté. La pratique de la citoyenneté s’évalue donc au regard des compétences réelles qu’elle met en œuvre. Et ce d’autant plus, et c’est le point que je voudrais défendre ici, que ces compétences sont matricielles de toute formation démocratique. Pourquoi utiliser le terme de compétence ? N’appartient-il pas à un lexique technocratique qui déshumanise ce qu’il nomme ? Il est temps, peut-être, de redonner à cette notion toute sa vertu initiale, là où la technocratie l’aurait plutôt vidée de son sens.
De l’autorité au droit de juger
14 Le mot, très précieux par sa richesse dénotative et la complexité des sens qu’il recouvre, provient du vocabulaire juridique. Ce n’est pas un hasard, puisque le dispositif de débat initial, matriciel, en démocratie est le dispositif « justiciaire ». Outre le sens technique linguistique que lui a donné Noam Chomsky et qui ne nous intéresse pas directement ici, le terme répond à deux définitions. La première situe la compétence comme une « aptitude reconnue légalement à une autorité publique de faire tel ou tel acte dans des conditions déterminées ». La deuxième renvoie à une « connaissance approfondie, [une] habileté reconnue qui confère le droit de juger ou de décider dans un domaine » (Rey 2005 : 1715). Ces deux définitions s’appliquent particulièrement bien au cas des pratiques démocratiques. Ce régime fait de chacun de nous une « autorité publique ». C’est en cela qu’il fait rupture avec les systèmes anciens. Même si tout le monde ne devient pas « magistrat » - au sens large que l’Antiquité donnait à ce terme, celui de toute personne exerçant une délégation du peuple, chacun est sommé d’être dans une posture active et d’assumer sa part de souveraineté. Être citoyen, c’est exercer une autorité sur la chose publique et être légalement reconnu comme apte potentiellement à réaliser « tel ou tel acte dans des conditions déterminées ». Toute autre conception de la citoyenneté serait antagoniste avec la démocratie. Cela n’a rien à voir avec le débat qui oppose démocratie directe ou représentative, car ce dernier cas n’implique en rien un abandon de souveraineté. Mais ce « droit de juger ou de décider dans un domaine » suppose une « connaissance approfondie, une habileté reconnue ». Juger (au sens de se former un jugement) et décider sont les deux piliers de la démocratie. Le champ couvert par cette compétence est donc clairement délimité. Il ne s’agit pas d’une compétence à exprimer des sentiments ou à écrire des récits, ou encore à informer objectivement, mais bien d’une compétence à argumenter des opinions dans un débat norme par le principe de symétrie.
15 À ce stade, il faut distinguer entre compétences et savoir-faire. Le savoir-faire renvoie à l’univers des techniques. Argumenter, par exemple, relève d’un savoir-faire. Ecouter les arguments d’autrui en est un autre. À cette liste, on pourrait ajouter les savoir-faire qui consistent à prendre la parole en public, comme construire de façon ordonnée une intervention ou, sur un autre plan, savoir maîtriser ses sentiments ou ses pulsions. On pourrait parler aussi bien de compétences techniques, mais ce terme serait synonyme de savoir-faire. La compétence est une notion plus vaste, qui englobe les savoir-faire en les dépassant. Dans le cas des compétences démocratiques, celles-ci renvoient à la capacité personnelle d’un acteur à mettre en œuvre ces techniques par rapport à une finalité plus globale qui inclue une conscience de la légitimité de cette action, une connaissance approfondie du contexte dans lequel elle se déploie, mais aussi une reconnaissance spécifique de l’autre, sur la base de la symétrie, et enfin un renoncement à la violence dans le débat. Je voudrais prendre le risque, en sachant toute la fragilité d’un propos aussi normatif, de proposer une liste de ces compétences spécifiquement démocratiques. C’est par rapport à ce cadre « idéal » que la notion de crise prendra tout son sens.
Des compétences sur quatre plans
16Il me semble que les compétences démocratiques peuvent s’analyser sur quatre plans :
4 J’ai développé ce point dans un ouvrage constitué autour de plusieurs études de cas (Breton, 2006b) (...)
celui de l’« objectivation »4. Il s’agit de la capacité globale à écarter toute pulsion ou toute tentation d’ordre psychologique ou culturelle de recourir à la violence, à la vengeance, à la colère au sein d’un dispositif de parole qui permet de mettre en œuvre une « conflictualité pacifiée » ;
5 Dans ce sens, ce concept est différent de celui d’« empathie affective », qui est au cœur par exemp (...)
celui de l’« empathie cognitive ». Comme le dit Daniel Favre (2004 :35), chercheur en didactique, « la capacité d’empathie [...] paraît ainsi relever des savoir-faire démocratiques », notamment parce que celle-ci « est corrélée négativement et spécifiquement aux comportements violents ». Au niveau des savoir-faire, ce concept renvoie à la capacité à se projeter ; sur un plan cognitif5, dans le point de vue de l’auditoire, d’identifier l’opinion qu’il défend et de concevoir les arguments dont il dispose à l’appui de cette opinion différente. Cette compétence est indispensable pour pouvoir se placer en posture de convaincre cet auditoire, ou de se laisser convaincre par lui, c’est-à-dire de jouer le jeu du débat démocratique, notamment du point de vue de la prise de décision collective ;
celui de la formation des opinions. Avec la prise de décision, la capacité à se forger une opinion est une condition sine qua non de l’exercice de la démocratie. Il ne s’agit pas de s’informer ou de construire une connaissance de nature scientifique, mais, sur un autre registre, de se forger un point de vue sur tous les éléments « discutables » du débat public ou même des choix individuels. Se former une opinion relève d’une compétence spécifique. Celle-ci implique, au niveau des savoir-faire, la capacité à examiner en son for intérieur les arguments en faveur de tel ou tel point de vue, de les tester mentalement et de les évaluer ; afin de se les approprier Dans ce sens, c’est bien une compétence qui « confère le droit de juger ». Avoir des opinions en démocratie est en quelque sorte un devoir ; car celles-ci en constituent la matière première ;
celui de la promotion d’une norme oratoire de symétrie dans l’interaction ou le débat. Ici, l’idée est que tout dispositif de parole démocratique fonctionne parce qu’il y a mise en œuvre concrète de ces normes et, en amont, des compétences correspondantes. C’est le jeu des compétences qui est la matrice des normes, même si celles-ci peuvent acquérir par la suite une « autonomie agissante ». Dans ce sens, en démocratie, chacun est une « autorité publique » qui a la charge et la responsabilité de générer autour de lui, quand cela est légitime, des normes de débat démocratique. Les savoir-faire qui s’articulent sur cette compétence sont la capacité à prendre la parole, à argumenter un point de vue, à écouter celui des autres.
17 Ces quatre plans forment un ensemble de compétences qui permettent de faire rupture avec d’autres régimes de parole et de créer un espace protégé au sein duquel une pratique démocratique peut se déployer Dans le domaine de la parole et du débat argumenté, ces compétences sont, en quelque sorte, à la fois la matrice de la rhétorique qui va les théoriser, et de la démocratie qui va les institutionnaliser.
Conclusion
6 L’expérimentation conduite dans le cadre du CNRS a fait l’objet d’un rapport rédigé en collaboratio (...)
18 L’ouvrage L’incompétence démocratique (Breton, 2006a) propose le bilan, assez pessimiste,d’une expérimentation conduite dans le cadre du CNRS6.
19 Celle-ci consistait à faire participer des personnes de tous milieux et de tous niveaux à un débat argumenté expérimental, type de dispositif de parole « idéal-démocratique », afin d’évaluer les compétences qu’elles mettaient en œuvre à cette occasion. Les incompétences l’emportent ici sur les compétences. Le déficit dans l’usage de la parole que j’ai pu constater est indissociablement un déficit dans le domaine de la compétence à pratiquer la démocratie. Et cela, principalement parce que l’exercice de la parole symétrique et les pratiques démocratiques sont deux aspects solidaires d’une même réalité. Cette expérimentation a eu pour objet d’explorer le décalage entre un idéal et sa réalisation. L’idéal est celui du « parlé démocratique ». Il se résume en deux promesses solidaires : d’une part, nous pouvons, ensemble, décider de notre destin ; d’autre part, nous pouvons pacifier la conflictualité tout en gardant la dynamique de nos différences. Cet idéal suscite beaucoup d’adhésion et d’espoirs. Sa réalisation pose de nombreux problèmes, qui font douter de sa réalité. Cette dissonance engendre un malaise permanent. Les sociétés modernes seraient-elles à peine « en voie de démocratisation » ? Le dissensus entre l’intensité de l’idéal et la faiblesse de sa concrétisation ne risque-t-il pas d’emporter l’édifice tout entier ? Les civilisations démocratiques ne sont-elles pas, à l’aune de leurs promesses non tenues, au bord d’une rupture qui en signerait la fin ? Voilà au fond l’enjeu de la crise à laquelle nous sommes confrontés, et qui est bien indissociablement, une crise rhétorique et une crise démocratique.
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Bibliographie
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Barthes R, 1970, « L’ancienne rhétorique », Communications, 16, pp. 172-230.
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Danblon E., 2004, Argumenter en démocratie, Mons, Éd. Labor
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Favre D, 2004, « L’empathie : un indicateur pour les actions de prévention de la violence », Actes du Forum la non-violence à l’école, de la maternelle à l’université, disponible sur www.decennie.org.
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Vernant J.-R, 1962, Les origines de la pensée grecque, Paris, Presses universitaires de France.
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Notes
1 Cette partie s’appuiera sur mon ouvrage L’incompétence démocratique (Breton, 2006a).
2 La notion d’« acte » renvoie chez H. Arendt à l’action par la parole, et non à la fabrication des objets.
3 Au sens où le philosophe belge Ch. Perelman (Perelman, Olbrechts-Tyteca, 1958 : 112) parle des lieux comme des « prémisses d’ordre très général » qui permettent de « fonder des valeurs ».
4 J’ai développé ce point dans un ouvrage constitué autour de plusieurs études de cas (Breton, 2006b).
5 Dans ce sens, ce concept est différent de celui d’« empathie affective », qui est au cœur par exemple, de la démarche de « communication non violente » de M. B. Rosenberg (1999).
6 L’expérimentation conduite dans le cadre du CNRS a fait l’objet d’un rapport rédigé en collaboration avec Br. Joerg, à la demande de l’inspection des Lettres : « Expérimentation du “débat argumenté” en classe de seconde. Présentation, analyse et premiers bilans » (juin 2005). Il est disponible sur http://argumentation.blog.lemonde.fr/
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Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Breton, « Incompétences rhétoriques, incompétences démocratiques », Questions de communication, 12 | 2007, 77-88.
Référence électronique
Philippe Breton, « Incompétences rhétoriques, incompétences démocratiques », Questions de communication [En ligne], 12 | 2007, mis en ligne le 06 avril 2012, consulté le 17 mars 2013. URL : http://questionsdecommunication.revues.org/2301
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Auteur
Philippe Breton
Laboratoire Cultures et sociétés en Europe
CNRS, Université Strasbourg 2
phbreton@club.fr
Articles du même auteur
L’« État agentique » existe-t-il vraiment ? [Texte intégral disponible en février 2014]
Paru dans Questions de communication, 20 | 2011
Droits d'auteur
Tous droits réservés
http://questionsdecommunication.revues.org/2516
P.s: J'ai contacté Philippe Breton par mail concernant la publication de ce billet, il m'a aimablement répondu.
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