http://www.philomag.com/archives/66-fevrier-2013
À quoi comparer cela, sinon au décollage d’un avion ? Vous avez eu la chance d’obtenir une place à côté du hublot. L’appareil accélère sous la poussée des moteurs, les roues quittent enfin l’asphalte, vous éprouvez cette étrange mais très caractéristique sensation d’enfoncement dans le siège, signalant que vous commencez à prendre de l’altitude. Par le petit ovale de Plexiglas, vous apercevez d’abord quelques véhicules transportant des bagages, puis une tour de contrôle, puis l’aéroport, puis la zone pavillonnaire qui l’entoure. Par chance, la météo est claire, l’air limpide. Quelques minutes plus tard, vous pouvez contempler, posée sur la plaine, la toile d’araignée de la capitale tout entière, dans laquelle les monuments remarquables – tours noires, dômes de scarabée – sont collés comme des insectes pris au piège.
Il en va de même pour l’Histoire : chaque période finit par s’affirmer, par former un motif cohérent qu’on peut embrasser d’un seul regard. Mais pour que cette clarté rétrospective illumine les événements humains, il faut qu’on s’en soit détaché, autrement dit un décollage temporel est indispensable – dont j’estime la durée, d’après ma propre expérience, à environ vingt ans. Ainsi, c’est au milieu des années 2000 que s’est vraiment formée une image nette, dans mon esprit, des années 1980. Le mitterrandisme, les téléphones de Bakélite, la Renault 5, le Minitel, l’abominable musique disco, les cheveux taillés à la tondeuse, les typographies Futura et Neville Brody dans les magazines : tout cela a fini par s’assembler en un tout bien identifié, typique. Pour les années 1990, la phase de décollage n’est pas encore terminée et la vision du paysage reste fragmentaire, je n’ai que des indices disséminés : je me demande encore comment le long règne inutile de Chirac, la crise de 1993 suivie du gonflement de la bulle Internet, la mode de la techno et des crânes rasés, les polices Arial et Times New Roman sur les écrans d’ordinateur finiront par s’agréger. Je sais d’ores et déjà une chose : le résultat final aura une couleur plus sombre, grise ou anthracite, que les années 1980, qui m’apparaissent plutôt comme orangées. Quant aux années 2010, déjà entamées, là j’ai vraiment le nez au ras de la piste, je ne peux guère contempler que la pelouse de l’aéroport – et comment me ferais-je une quelconque idée de la ville qui se trouve derrière les grilles ?
L’un des charmes du cycle des Rougon-Macquart, sous-titré « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire », tient à ce qu’Émile Zola l’a commencé un an après la chute de Napoléon III, en 1871, et qu’il a mis vingt ans à le terminer. Il a ainsi retravaillé le matériau du passé alors qu’il était en cours de refroidissement. Il a tenté, en tant qu’écrivain, de forger selon son style et sa fantaisie ce métal en fusion. Il a aiguisé sa vision au cœur d’une luminosité ambiguë, entre chien et loup. C’est d’ailleurs ce que tentent tous les grands romanciers réalistes – de Balzac à Yu Hua en passant par Dos Passos ; ils veulent modeler le temps historique avant qu’il ne se fige.
Pour qu’on puisse vraiment parler d’Histoire, il ne suffit donc pas de rassembler des archives et des connaissances sur le passé. La dimension objective n’est pas tout, il faut aussi qu’un certain sentiment subjectif colore les faits, qu’on les perçoive dans l’éloignement. C’est même là un des rares attraits qu’on peut trouver au vieillissement, selon moi : plus on a d’années derrière soi, et plus on accède à cette dimension d’un temps qui n’est plus là, mais qui demeure vivant dans la mémoire, et qui gagne même en précision et en pouvoir d’évocation. C’est pourquoi on pourrait à bon droit modifier un peu le dicton et affirmer que les jeunes gens n’ont pas d’Histoire.
Par Alexandre Lacroix
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P.s: Pour la petite histoire, c'est chez ma grand-mère néerlandaise, une Nuyens comme vous le savez, que je découvris les livres de Zola... J'adorais lire sur les Rougon-Macquart, je devais avoir quatorze ans. Ma vie est faite de croisements franco-néerlandais;)... À tel point point que même l'historien W.J.F. Nuyens s'est lui-même, en son temps, inspiré de la pensée catholique française du début du XIXème siècle... Pour vous dire...
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