Le bel avenir du Parti social-démocrate allemand
Le Monde | 21.05.2013 à 19h25 • Mis à jour le 22.05.2013 à 15h48
Ernst Hillebrand (Politologue et directeur du département d'analyse politique internationale de la Fondation Friedriche-Ebert à Berlin)
Malgré sa faiblesse, le Parti social-démocrate allemand (SPD) reste la clé de voûte de tout projet progressiste pour l'Allemagne. L'état général de l'Europe est plutôt favorable à la gauche. Avec la crise financière, l'idéologie néolibérale a perdu de son lustre. La justice sociale, la régulation des marchés et le contrôle démocratique du pouvoir de l'argent sont désormais au centre des préoccupations des citoyens. Et pourtant, le SPD traîne encore dans les sondages.
Cette stagnation est en partie due aux réformes menées par l'ancien chancelier social-démocrate, Gerhard Schröder. Elles ont provoqué l'affaiblissement de l'image de marque du parti comme "protecteur" du petit peuple. Les charges fiscales qui pèsent sur les salaires restent élevées et la richesse des ménages se situe nettement au-dessous du niveau moyen européen. Autrement dit, l'Allemagne est riche, pas les Allemands.
CHANGEMENTS DES STRUCTURES SOCIALES
Des problèmes structurels affectent nos partis en Europe. Les milieux sociaux de l'époque industrielle se diluent. De nouvelles contradictions autour des questions de l'immigration, du multiculturalisme et de l'intégration européenne affaiblissent la cohésion du milieu progressiste : le cosmopolitisme et l'europhilie des élites des partis ne trouvent guère d'écho dans les couches populaires.
Il n'existe toutefois aucune raison d'être pessimiste pour le SPD. Le sentiment dominant de la population est plus social-démocrate qu'auparavant. Les changements des structures sociales et économiques affectent gauche et droite. La féminisation de la société et du monde de travail, l'essor des valeurs postmatérialistes combiné à la libéralisation des mœurs ainsi que le poids montant du vote des citoyens issus de l'immigration posent de sérieux problèmes à la CDU (chrétiens-démocrates, parti conservateur), en recul dans tous les centres urbains.
Le défi à relever pour le SPD consiste à canaliser ces changements au profit du centre gauche. Il faudrait une narration politique qui donne une réponse cohérente aux changements économiques, sociaux, culturels et politiques de notre époque. C'est en économie que la réponse serait paradoxalement la plus facile : l'évolution positive de notre économie depuis le gouvernement Schröder a renforcé la crédibilité du parti.
Avec le concept d'une rénovation écologique de la société industrielle, le SPD a formulé une stratégie de croissance qui contient d'énormes potentialités économiques et écologiques. Il s'agit désormais de recombiner cette crédibilité avec une promesse renouvelée de justice sociale. Ici, la vraie clé ne se trouve pas dans l'augmentation de la redistribution et des transferts sociaux, mais dans le rééquilibrage de la distribution des revenus.
Si la part salariale du revenu national était aujourd'hui au même niveau qu'en 1980, les employés allemands trouveraient 180 milliards d'euros de plus sur leurs bulletins de salaire : une poussée énorme pour le pouvoir d'achat, le marché intérieur et les importations. Finalement, le parti ne pourra pas éviter de moderniser sa conception de la démocratie.
RÉTABLIR LA CONFIANCE
Aussi, en Allemagne, la légitimité de la démocratie représentative est en crise. Les citoyens doutent d'autant plus du degré d'autodétermination que ce système ne leur offre que sa capacité de contrôler et civiliser les forces du capitalisme financier.
Les sociétés hyperconnectées du XXIe siècle ne pourront pas être gouvernées avec les institutions du XIXe. Plus de participation citoyenne, plus de démocratie directe, plus d'informations, de transparence et de responsabilité administrative seront nécessaires pour rétablir la confiance des citoyens dans le système démocratique. Et là aussi, la modernisation a commencé.
Contrairement à ses anciennes positions, le SPD soutient aujourd'hui la création d'un droit constitutionnel au référendum au niveau national. Au niveau du parti, d'importantes initiatives ont été prises pour en renforcer la démocratie interne et pour l'ouvrir aux citoyens. Toutes ces réformes sont faisables. Rien ne demande des changements révolutionnaires, chose rédhibitoire pour le parti dès sa naissance.
Le SPD du XXIe siècle ne sera plus un parti des travailleurs. En réalité, il a cessé de l'être depuis belle lurette. Mais il restera toujours au centre de la société un espace pour un parti qui défend les droits et intérêts des employés et des non-privilégiés, en Allemagne comme dans toute l'Europe.
Le socialisme démocratique à l'épreuve
Le Monde.fr | 22.05.2013 à 16h05
Alain Bergounioux (Historien, directeur de la revue Socialiste, auteur avec Gérard Grunberg de "L'ambition et le remords, les socialistes et le pouvoir", Hachette, Littératures, 2007)
Le 23 mai 1863 a été crée par Ferdinand Lassalle l'Association des Travailleurs Allemands, le premier parti social-démocrate de l'histoire européenne. Les autres partis ont suivi tout au long des décennies suivantes, ainsi la SFIO (Section française de l'internationale ouvrière) française en 1905, le Parti travailliste britannique en 1906.
Ces partis, sous différentes appellations, sociaux-démocrates, socialistes, travaillistes, sont nés avec la révolution industrielle pour lutter à la fois pour la démocratie, particulièrement le suffrage universel, et conter les conditions imposées par le capitalisme au monde du travail.
Influencés plus ou moins par la théorie marxiste, ils ont voulu initialement remplacer le capitalisme par un autre système économique, comportant une appropriation collective des moyens de production, et par de nouvelles formes d'organisation de la société. Dès avant 1914, les controverses et les divergences n'ont pas cessé sur les moyens d'y parvenir – réforme ou révolution etc. – et parfois sur les finalités elles-mêmes.
GRAVE CRISE IDÉOLOGIQUE
Le parti allemand a connu une grave crise idéologique, au tournant des années 1900, le débat du "révisionnisme", qui a posé clairement les choix à faire pour le socialisme européen, compromis ou non avec le libéralisme.
Le socialisme moderne n'a pas été essentiellement l'œuvre d'une doctrine mais le produit de l'histoire. La rupture avec le communisme, à partir de 1917, a été évidemment décisive. Elle a fait de la défense des libertés une finalité et de la démocratie une méthode. Elle a amené les partis socialistes à participer au pouvoir dans les sociétés occidentales et à entrer dans des formes de "compromis" variés avec le capitalisme tout en maintenant à des degrés divers un horizon de dépassement.
Le second phénomène majeur tient aux conséquences de la grande crise de 1929 .Jusque-là, en effet, les partis socialistes n'avaient pas trouvé un moyen terme entre leurs politiques sociales et des politiques économiques prisonnières des dogmes libéraux.
L'acclimatation progressive de l'idée de l'intervention des Etats dans l'économie, légitimée à la fin des années 1930 par la théorie keynésienne, a conduit avec des rythmes différents et en ordre dispersé ces partis à renoncer à la définition du socialisme principalement par la nationalisation pour adopter des politiques capables d'apporter des remèdes aux crises du capitalisme, en socialisant partiellement l'investissement et en réduisant les inégalités sociales.
Cette évolution s'est produite d'abord dans les partis scandinaves, à partir de 1932 en Suède, pour s'étendre à toute l'Europe occidentale après 1945 où les partis socialistes, là où ils étaient au pouvoir et même dans l'opposition, par leur influence, se sont identifiés aux grandes réformes qui ont façonné l'"Etat social".
Dans ce mouvement du socialisme démocratique, il y a eu une forte diversité, qui tient à la nature différente des liens avec les syndicats, plus ou moins étroits, à la présence ou non de partis communistes importants, à l'influence du marxisme.
ÉCONOMIE SOCIALE DE MARCHÉ
Ainsi le congrès de Bad-Godesberg, en 1959, qui a vu le SPD (Parti social-démocrate allemand) adopté l'économie sociale de marché, ne trouvera pas d'écho dans le socialisme français avant les années 1990 et son congrès de l'Arche (La Défense). Malgré ces différences, notamment l'existence plus ou moins forte d'entreprises publique, tous les partis du socialisme ont contribué à forger ce que l'on peut appeler un "modèle social- démocrate" jusqu'au débuts des années 1980.
Il repose sur un attachement aux libertés individuelles et collectives et aux réformes qui accroîtront les droits nouveaux sur la confiance dans l'intervention publique pour réguler l'économie de marché sur une réelle distribution des revenus par la progressivité de l'impôt et à travers un système étendu de protection sociale réalisant ainsi un double compromis entre l'Etat et le marché, le capital et le travail.
Une période différente s'ouvre à la fin des années 1970. Avec ce qui paraissait être une crise conjoncturelle et qui, au fil des décennies, s'est affirmé comme un changement majeur de paradigme économique, le "modèle social- démocrate" a été mis en cause dans deux de ses piliers fondamentaux, le plein-emploi et la redistribution. La social-démocratie a perdu de fait l'hégémonie idéologique qu'elle exerçait peu ou prou depuis 1945.
Le monde occidental, en effet, a été parcouru par une vague néo-libérale à la mesure où la mondialisation s'approfondissait, levant les obstacles aux échanges commerciaux et aux mouvements de capitaux et en amenant des centaines de travailleurs nouveaux sur le marché mondial. La domination du capitalisme financier a crée un rapport de force défavorable au travail.
Ces évolutions contraires aux réalisations du socialisme européen se sont produites dans le moment où l'intégration européenne a fortement progressé, du "marché unique" à la création de l'euro, la mettant ainsi sous une influence libérale et rendant plus difficile l'action de partis qui ont surtout une force nationale.
DEUX GRANDES VAGUES DE SUCCÈS
Le socialisme européen se trouve donc dans l'épreuve. Cela n'empêche pas des victoires électorales – le politique ayant son autonomie. Les socialistes ont connu deux grandes vagues de succès, au début des années 1980 quand ils arrivent au pouvoir presque partout dans l'Europe du Sud et à la fin des années 1990, en Italie en 1996, en Angleterre avec Tony Blair et en France avec Lionel Jospin en 1997, et en Allemagne en 1998 avec Gerhard Schröder
A chaque fois, et c'est évidemment le cas aujourd'hui en France et encore plus en Italie, les gouvernements doivent concilier des objectifs parfois contradictoires qui rendent difficiles l'exercice du pouvoir. Le "New Labour" avait pensé trouver la formule adéquate en cherchant dans le marché même des réponses aux problèmes du capitalisme.
La crise du capitalisme financier en a montré plus que les limites. Les réformes faites par Gerhard Schröder l'ont été au prix d'un accroissement notable des inégalités dans la société allemande et d'une défaite électorale. La question demeure ouverte de définir une nouvelle synthèse économique et politique. Elle passera nécessairement par une "réorientation" du cours de la construction européenne,tant la coopération est indispensable pour renouer avec une croissance fondée sur l'innovation et intégrant pleinement le développement durable.
Cent cinquante ans après la création du premier parti social-démocrate, l'avenir de cette famille politique est mis en cause par les droites libérales qui affirment qu'elle n'est plus adaptée aux réalités économiques actuelles, par les écologistes qui pensent qu'elle est trop productiviste, par les extrêmes gauches qui lui reprochent de ne pas être volontariste et par les mouvements populistes et nationalistes qui lui reprochent d'être européenne.
Mais la culture politique qu'elle a construite dans l'histoire correspond bien aux défis du monde où il faut unir la compétition et la solidarité à toutes les échelles, nationale, européenne et mondiale. Et les partis qui la représentent, s'ils souffrent de porter les responsabilités d'être des forces de gouvernement, sont toujours les pivots des alternances démocratiques en Europe.
Le modèle scandinave ne peut pas s'exporter
Le Monde | 21.05.2013 à 18h02 • Mis à jour le 22.05.2013 à 15h48
Jon Elster (Philosophe et sociologue, professeur à Columbia University et professeur honoraire au Collège de France)
La naissance de la social-démocratie remonte au livre d'Eduard Bernstein, Les Présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie (1899). Dans cet ouvrage, l'ancien collaborateur de Friedrich Engels se tourna contre le marxisme en affirmant que la révolution communiste n'était ni inévitable ni indispensable, et par surcroît était immorale dans la mesure où elle devait s'accomplir par la violence.
Ces propositions de bon sens s'attirèrent les attaques non seulement des "attentistes révolutionnaires", notamment Karl Kautsky, qui dominaient la IIe Internationale, fondée en 1889, mais également des activistes de l'aile gauche du mouvement, comme Rosa Luxemburg.
A vrai dire, Bernstein ne fit que dire tout haut ce que beaucoup de membres du parti pensaient tout bas. Le secrétaire du parti lui écrivit : "Mon cher Ede, on ne dit pas ces choses-là, on les fait."
Quand la Révolution russe amena la scission de la IIe Internationale, les partis sociaux-démocrates et les partis communistes s'opposèrent, avec des rapports de force variables, dans tous les pays occidentaux. Pour un temps, les premiers continuaient de prêcher la révolution, sauf en Grande-Bretagne, où le fabianisme donna dès le début une empreinte nettement évolutionniste au mouvement.
DIRECTION RÉFORMISTE IRRÉVERSIBLE
Ce fut paradoxalement la grande crise des années 1930, laquelle devait, selon la théorie, déclencher la révolution, qui leur imposa une direction réformiste irréversible (dans les pays qui ne choisirent pas la voie fasciste). Il fallait gérer le capitalisme plutôt que de l'abolir.
Ce mouvement réformiste fut interrompu par la guerre, et mis en veilleuse pendant les années de reconstruction. A partir des années 1960, on observe le développement et la consolidation de "modèles sociaux-démocrates" dans plusieurs pays européens, notamment l'Allemagne, l'Autriche et les cinq pays nordiques.
Ces derniers, bien que différents entre eux à plusieurs égards, sont néanmoins suffisamment semblables pour qu'on puisse parler de "modèles nordiques". Ils constituent une réussite remarquable, rassemblant à la fois une forte croissance économique, un chômage faible, une qualité de vie constamment citée aux premiers rangs des classements internationaux, et un égalitarisme sans précédent. En quoi consistent-ils ? Quelles leçons d'autres pays peuvent-ils en tirer ?
Il convient d'abord de constater que chaque modèle nordique forme un tout – un équilibre – dont les parties sont solidaires les unes des autres. Il n'y a donc aucun sens de vouloir "emprunter" telle ou telle institution, comme la flexicurité danoise ou le système éducationnel des Finlandais, sans s'assurer la présence des autres éléments de l'équilibre.
Pourtant, l'emprunt en bloc n'est pas possible non plus, car toute réforme globale échouera toujours sur des résistances politiques et les droits acquis. S'il y a des leçons à tirer des modèles nordiques, il s'agit plutôt d'idées directrices dont l'articulation concrète reste sujette à l'art du possible. Le conseil est anodin ; l'avertissement l'est peut-être moins.
IDÉE DIRECTRICE : "TRIPARTISME"
Parmi ces idées directrices, la plus importante est sans doute celle du "tripartisme" : une étroite collaboration, au niveau national, entre les syndicats, les associations d'employeurs, et le gouvernement. Les négociations salariales ont lieu entre l'association des employeurs et la confédération nationale du travail, laquelle rassemble la grande majorité des salariés. Les syndicats ont donc une incitation à modérer leurs demandes, sachant qu'une hausse de salaire non justifiée par la productivité produirait de l'inflation, avec un effet négatif sur la compétitivité internationale et le pouvoir d'achat.
Par contraste, si les négociations ont lieu au niveau de l'entreprise ou de la branche, les salariés ne sentiront que faiblement l'effet inflationniste de leur propre hausse de salaire, et n'auront donc aucune raison d'en tenir compte. Comme pourtant ils sentiront le poids collectif des hausses accordées dans les autres négociations, tout le monde y perdra.
Dans les négociations salariales des pays sociaux-démocrates, on utilise de manière très délibérée l'égalité entre salariés dans le but de promouvoir l'efficacité économique. Quand elle propose une grille des salaires, la confédération nationale du travail cherche à réduire l'écart entre les travailleurs bien payés et les moins bien payés, afin de forcer les entreprises qui emploient ceux-ci soit à améliorer leur méthodes de production soit à faire faillite.
Dans le dernier cas, l'Etat offre aux travailleurs des programmes de reconversion. Bien que certains syndicats résistent parfois à cet effort de solidarité, la compression des salaires reste une tendance permanente. Le gouvernement y met également du sien en offrant des réductions d'impôts pour combler l'écart entre les négociateurs.
Aux institutions du marché de travail, il convient d'ajouter l'Etat-providence, exceptionnellement bien développé dans les pays nordiques. Que ce soit par solidarité ou par des motifs d'assurance personnelle, les électeurs soutiennent les partis qui offrent des prestations sociales généreuses et universelles.
LUTTE CONTRE LA STIGMATISATION
Bien que l'on mette parfois en doute le bien-fondé des allocations familiales aux familles aisées, des politiques plus ciblées ne seraient pas soutenues par la majorité de l'électorat et, de plus, auraient un effet stigmatisant contre lequel luttent les sociaux-démocrates depuis toujours.
Des chercheurs américains viennent pourtant de jeter un doute sur la possibilité pour les modèles nordiques de se généraliser au-delà de ces petits pays. Selon eux, l'égalité et la sécurité qui y règnent constituent un frein à l'esprit d'innovation.
Les pays nordiques bénéficieraient ainsi, sans en payer les coûts sociaux, des efforts innovateurs des pays qui sont moins égalitaires et qui offrent un filet de sécurité moins généreux. Plausible peut-être dans l'abstrait, l'argument est contesté et n'a pas encore reçu une démonstration empirique.
http://www.lemonde.fr/idees/visuel/2013/05/23/les-nouveaux-defis-de-la-social-democratie_3416311_3232.html
Et la démocratie chrétienne?...
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