maandag 24 februari 2014

Le monde de la critique et la postmodernité... Retrouvé dans mes notes... Beaucoup à lire... Uniquement pour ceux que cela intéresse...

L’angoisse moderne face au vide postmoderne

Publié le 25 juin 2012 par bernat

Chapitre I

Chapitre II

Chapitre III

Chapitre IV

L’angoisse moderne face au vide postmoderne – Chapitre IV

- « Quand le Rien affleure dans les signes, quand le Néant émerge au cœur même du système de signes, ça, c’est l’événement fondamental de l’art. C’est proprement l’opération poétique que de faire surgir le Rien de la puissance du signe -non pas la banalité ou l’indifférence du réel mais l’illusion radicale. Ainsi Warhol est vraiment nul, en ce sens qu’il réintroduit le néant au cœur de l’image. Il fait de la nullité et de l’insignifiance un événement qu’il transforme en une stratégie fatale de l’image. » Jean Baudrillard, Le complot de l’art, Libération, 20 Mai 1996.
- Warhol est nul, moins nul tout de même que la "stratégie commerciale de la nullité", affirme Jean Baudrillard dans son texte. Faut-il comprendre qu’il y a plusieurs façons d’être nul, des degrés dans l’échelle postmoderne du zéro pointé ? Tout cela est extrêmement fumeux. Plus nul que le nul, le vraiment nul, le supra nul, le nullissime ? Ce qui autorise toutes les variations. A propos d’un film sorti cette semaine en salle (La clinique de l'amour) : « il faut être très intelligent pour faire un film aussi bête », intellectualise sottement le batracien acteur fleuron de la nullité intello. Phrase convenue, déclinable sur tous supports et sur tous sujets, variation sur le modèle inaugural warholien : je suis vraiment nul, autrement dit personne ne peut être aussi nul que moi donc je suis le meilleur. A la suite de quoi la journaliste ramollie du biscuit ajoute : « oui un film thérapeutique en quelque sorte à aller voir de toute urgence ».
- Plus fine serait la question : pourquoi la nullité fascine, qu’est-ce qui dans le vide postmoderne séduit ? Peut-être la liquidation de la dialectique du sens et du non-sens, celle qui donna naissance à l’absurde et à ses illustrations modernes dans le théâtre, la littérature, le cinéma au cours de la période du haut modernisme, période qui s’exténue aujourd’hui dans le triomphe disons nullissime du vide postmoderne. « Il faut être très intelligent pour faire un film aussi bête ». A défaut d’explication complémentaire (explication qui ne viendra jamais, celui qui l’énonce étant incapable, c’est un des principes du postmodernisme, de comprendre ce qu’il dit) cette phrase est un non-sens. A moins de supposer qu’il y a bêtise et bêtise. La première, réservée aux véritables crétins, serait simplement bête. Bêtise triviale si l’on veut. La seconde, plus bête que la bêtise elle-même nécessiterait, pour être atteinte, un surcroît d’intelligence, bêtise élitiste en quelque sorte, bêtise de classe.
- Les dogmatiques de l’âge moderne n’ont pas compris qu’il y avait justement des degrés de nullité, que le plus nul que le nul pouvait cacher des trésors d'intelligence. Que c’était même cela le secret de la nullité : plus nul que le nul, le génial. N’est-ce pas génialement nul ? Il fallait y penser n’est-ce pas ? Avez-vous bien regardé la nullité en face, ne voyez-vous pas, sombres idiots au premier degré, à quel point il y a du talent et de l’intelligence dans cette façon d’être bien plus nul que vous ne l'êtes déjà. C’est tout simplement que la nullité ne suffit pas à qualifier une production du postmoderne. C’est nul, dites-vous, mais encore ? De quel type de nullité parlons-nous, la bonne ou la mauvaise ? Connaissez-vous la nullothérapie dont vous entendrez peut-être parler en ces termes à la sortie du ciné : "c’est con, c'est bien nul, mais qu’est-ce que ça fait du bien ?"
- Le nullothérapeute verse dans la clinique : si vous ne parvenez pas à rendre le meilleur du nul, c’est que vous réfléchissez trop, votre obsession du sens vous empêche de jouir de la nullité. Pire, c’est cette même obsession qui vous angoisse et vous rend ennuyeux aux yeux des nuls accomplis, les meilleurs d’entre tous. Lâchez-vous mon vieux, oubliez la dialectique du sens et du non-sens, ce vieux modèle moderniste a trop duré.
- A l’image de ces avions furtifs, les productions de la postmodernité, en affichant d’emblée leur bêtise comme une véritable compétence (il n’est pas donné à tous de faire quelque chose d’aussi stupide), se situent hors d’atteinte de la critique. Ne perdez pas votre temps à critiquer cette nullité-là, vous n’enfoncerez même pas des portes ouvertes. Laissez cela aux véritables nuls, eux s’y connaissent mieux que vous, ils en font profession. Le vide postmoderne, sans porte ni fenêtre, est beaucoup plus efficace en matière de dissuasion que les vieux systèmes d’imposition du vrai. Religieux et politiques, ils supposaient en effet tout un appareillage défensif et lourd sur lequel la critique avait forcément prise. Chaque défense apportait son lot de faiblesses, de failles sur lesquelles il était possible de s’appuyer pour la renverser. De là cette nostalgie, une fois la modernité éteinte, pour les vieux systèmes défensifs (blocs, murs, frontières, etc.) voire la survivance cocasse d’un vocabulaire obsolète et désormais sans objet : liberté d’opinion, censure politique, droit à la différence.
- De là aussi les appels dérisoires au retour de l’esprit critique, au dissensus politique. L’idéologie postmoderniste ou nullissisme n’empêche pas la critique ou le dissensus avec des stratégies qu’il serait possible de repérer et de combattre. En d’autres termes, elle ne prétend pas à l’hégémonie d’un jeu symbolique (ce qui est le propre des vieux systèmes d’imposition, à savoir prendre le pouvoir et entretenir des dispositifs dissuasifs contre toute révolte possible) ; elle se met tout simplement hors jeu. Au procès de sa critique, les avocats de la postmodernité plaideront l’irresponsabilité, la bêtise, le plus sot que le sot et gagneront, sous les applaudissements d’une foule hystérique, l’acquittement général.
- Mais qui croira longtemps que le plus nul que le nul, le plus faux que le faux mèneront à autre chose qu’à la nullité et à la fausseté ? Qui croira que le pastiche sans dimension, la forme la plus vide de l’ironie devenue cynisme de pacotille nous fera retrouver une réalité perdue dans l’art ? A côté de l’accumulation abrutissante de détournements et d’images imbéciles, le tableau de Munch n'est qu’une relique, le témoignage d’un homme venu d’un autre temps. Sa signification expressive disparue sous la redondance de ses répliques grimaçantes, ne reste plus au vide postmoderne qu’à feindre l’angoisse et l’inquiétude de sa disparition.


L’angoisse moderne face au vide postmoderne – Chapitre III

Publié le 22 juin 2012 par bernat

- Pour quelles raisons les montages de la pop’culture, de la soupe Campbell et de la bouteille de Coca-Cola, censés dénoncer le fétichisme de la marchandise manquent leur but. Ils accompagnent au contraire parfaitement la transition du haut modernisme au post-modernisme et sont même les figures de proue du mouvement. L’expression de l’angoisse face à la montée de l’insignifiance des signes cannibales ne passera pas par la surexposition des fétiches de la société de consommation car cette surexposition est elle-même vouée au non sens et au vide. L’angoisse de la déréalisation, de la liquidation des référentiels de sens ne peut se dire que par un surcroît de sens, un véritable travail sur les contradictions, une réintroduction de la contradiction entre les signes indifféremment consommés par la logique du capitalisme tardif pour reprendre l’expression de Fredric Jameson. Contrairement à ce que pourrait penser un esprit paresseux en face d’un pastiche crétin du Cri de Munch, ce cannibalisme fait sens une fois qu l’on rompt le charme malsain suscité par ce nouveau code, cette nouvelle façon de ne rien dire.
- Un art critique et politique (et il faut aujourd’hui beaucoup d’art à la critique pour se faire - un peu - entendre) se doit de réintroduire ce qui est nié dans le procès de consommation des signes fétiches. La manipulation opportuniste des signes, des mots-clés ou du code d’énonciation ne renvoie à aucun contenu réel. Elle n’est l’expression de personne. Ce en quoi un art critique et politique fidèle à la subjectivité (comme peut l’être Le Cri de Munch) se tiendra aux antipodes de la posture. La manipulation stratégique des signes de la critique se substitue pourtant constamment à l’effort de faire réapparaître des contradictions vécues que le système horizontal de la futilité postmoderne oblitère. L’organisation de la séparation (pour quelle raison commentez-vous une petite chronique publiée dans L'Express par Ariel Wizman avec des armes lourdes ?) est là pour assurer que la contradiction se s’exprime pas.
- Ce travail est d’autant plus difficile à mener que les certitudes concernant son succès ont fini par disparaître dans le haut modernisme. La valeur de la valeur d’un tel effort (y compris l’interrogation sur la valeur de cette valeur) ne va plus de soi. Les partisans de la néo-connerie horizontale auront beau jeu (c’est là tout le sel de leur cynisme adaptatif) de dénoncer la naïveté qui consiste à supposer une conscience non aliénée. Cette tarte à la crème de la théorie critique qu’est la conscience non aliénée n’aura plus cours en régime de virtualisation aggravée faute d’étalon pour savoir qui de l’un ou de l’autre est plus aliéné que le troisième. De là cette position ambiguë de l’angoisse moderne : trop moderne pour s’adosser aux hiérarchies de valeurs du classicisme avec lequel la conscience critique a rompu (faute d’une harmonie établi entre l’homme et la nature, entre l’homme et Dieu, entre l’homme et lui-même) ; encore trop moderne pour ne pas passer au-delà, franchir le dôme de verre au-dessus duquel triomphe le n’importe quoi, le pastiche sans conviction d’un épuisement terminal de l’expression humaine. L’angoisse moderne est tragique car située dans un entre-deux ne bénéficiant plus du confort métaphysique du classicisme tout en étant incapable de jouir connement de la platitude érigée en modèle universel, éternel et banal et que rend le mensonge de Wizman : « ce cri que chacun pousse intérieurement tous les jours ».
- Fredric Jameson s’interroge : pour quelle raison l’exposition sur un cube en verre d’une boîte de soupe Campbell ou l’empilement de bouteilles Coca-Cola dans les jardins de Versailles ne sont-ils pas de « puissantes déclarations politiques et critiques » ? C'est que pour qu’il y ait déclarations politiques et critiques, il est nécessaire qu’un sujet - politique et critique - s’exprime, qu’il manifeste une conscience. Cette manifestation de la subjectivité est ce qui contrevient le plus aux impératifs de réversibilité des signes consommés dans le phénomène postmoderne. Elle n’a plus lieu d’être ; elle est anachronique.
- Le pastiche "Simpson" du Cri de Munch n’est pas là pour être pensé (qui le pense d’ailleurs si ce n’est celui qui a du temps à perdre ?). Est-il pour autant impensable ? Une chose est certaine : il n’exprime plus rien. Il exploite le tableau d'Edgard Munch non plus à partir de son contenu expressif, la déchirure subjective de la membrane de l’être (le vieux style de la métaphysique) mais comme code. De ce point de vue, le personnage au centre du tableau devient indifférent (alors qu’il tenait une place essentiel dans l’œuvre de Munch). Il devient interchangeable, simple effet de surface vide de sens. Tantôt "Simpson", tantôt "lapin crétin" (ou comment couper l’herbe sous les pieds de la critique), tantôt "Joker" ou smiley. L’ahurissante prolifération du code en passe par l’extermination radicale du tableau de Munch, un anéantissement autrement plus efficace que sa destruction matérielle ou sa confiscation par une improbable censure, à moins que ce ne soit sa privatisation au dernier étage d’une banque d’affaire.
- L’extermination dont il est question, soft, cool et branchée, publicitaire en un mot, est d’autant plus efficace qu’elle se fait en toute indifférence. Qui ira déplorer l’anéantissement du contenu subjectif ? Encore faut-il savoir de quoi il s’agit, encore faut-il être conscient de sa conscience, faire cas de l’homme. Cette extermination radicale (qui va bien au-delà de la supposée "mort du sujet") ne se fait pas sans volonté, elle n’est pas simplement le résultat d’un programme de virtualisation sans tête. Elle suppose la connivence tacite des usagers du code, la soumission béate au nouvel ordre postmoderne du non sens, d’une dérision épuisée et vide.


L’angoisse moderne face au vide postmoderne – Chapitre II

Publié le 22 juin 2012 par bernat

- Le discrédit qui frappe les tentatives expressionnistes caractérise le passage du moderne au postmoderne et va de pair avec un effondrement du modèle critique. La destitution de ce modèle moderniste, formulée par Nietzsche sous la forme d’une interrogation sur la valeur de la valeur, conduit à l’exténuation de toute forme d’évaluation, fut-elle réflexive. Dès lors, la question Que vaut ton "que vaut" ? - pour reprendre l’idée de Jean-François Lyotard dans La condition postmoderne - ne vaut plus rien.
- A la problématique de la valeur (le classicisme, dans ses hiérarchies de valeurs, porte cette exigence) succède l’évaluation des valeurs (Edgard Munch s’inscrit dans cette perspective), évaluation elle-même dévalorisée par une indifférence consommée au problème de la référentialité, véritable tabou du phénomène postmoderne. L’impossibilité de pouvoir fixer des critères de jugement, un "fond" à partir duquel le travail expressif pourrait être jugé et pensé, devient la condition expresse du succès (ainsi Warhol). Ne cherchez pas le sens, laissez vous porter par le flux d’images, sans aucune arrière-pensée. Une fois évacuée la contradiction de l’intérieur et de l’extérieur exprimée par le tableau de Munch, l’œuvre peut fonctionner sans attaches, "libre" de s’inscrire dans n’importe quel jeu de langage.
- Dans un paradoxe rarement explicité (il constitue en effet la toile de fond du phénomène postmoderne), les théories critiques les plus avant-gardistes, critiques des vielles idéologiques de la référentialité (la déconstruction est de celles-ci), sont venues indirectement légitimer une nouvelle forme de platitude et d’idiotie. Plus besoin de ressentir, de vivre intérieurement une contradiction réelle quand la participation aux signes de la contradiction suffit. Encore fallait-il promouvoir une forme inédite de déréalisation de soi, de défiance à l’égard des modèles de la profondeur et de l’intériorité.
- Le phénomène postmoderne s’exprime plutôt ainsi : « Ce cri, que chacun pousse intérieurement tous les jours, pour des raisons différentes, semble éternel, universel, presque banal. » (Ariel Wizman, Un Cri qui nous dit tant de choses..., L'Express 6 juin 2012) Indifférence des raisons (la mise en avant d’une raison nous ferait à coup sûr retomber, pour le porte-voix postmoderniste, dans le dogmatisme de la défunte métaphysique) qui autorise les pastiches de l’œuvre une fois évidée de son contenu expressif. Banalisation ensuite. Comme si chacun était capable de pousser un tel cri, de déchirer, comme l’écrit justement Fredric Jameson en référence à Lautréamont, la membrane de l’être chaque jour ouvrable, en sautant de son lit, en faisant réchauffer son plat cuisiné, en remplissant son caddy ou en ouvrant ses factures. Ce mensonge participe lui aussi de la déréalisation ambiante : supprimer l’événement, le dissoudre dans un continuum amorphe et sans profondeur. Le Cri ou la pause café de la créature unidimensionnelle.
- Ne reste désormais, sans l’ombre d’un doute quant à la valeur d’une telle promotion, qu’à faire du Cri de Munch une constante, une fonction éternelle qui ne doit rien à l’homme. Eternité, universalité, banalité. Sous couvert de qualifier l’œuvre de Munch, Ariel Wizman décline, en toute inconscience, les fantasmes du postmodernisme. Du point de vue de la critique, qui ne renonce pas si facilement au style de la modernité, rien de moins que le cauchemar de la "fin de l’histoire". Edgard Munch exprime, dans cette œuvre, le contraire de la banalité, de l’universalité, de l’éternité. « Ce cri à travers la nature », selon sa formule, exprime la fragilité de l’homme, le tiraillement de sa conscience dans une nature qui le submerge. La déchirure de le membrane de l’être (ou du voile de Maya chez Schopenhauer) est tout autant effraction d’un autre ordre dans la monotonie d’une existence qui s’illusionne sur ses fins. La banalité se situe en arrière-plan du tableau, c’est celle des promeneurs inconscients de l’effroi de cet homme qu’ils ne voient que de dos. Préfiguration de l’indifférence postmoderne à l’angoisse moderne ?
- Le phénomène postmoderniste, dans la destitution du modèle existentiel de l’authentique et de l’inauthentique, de la profondeur et de la surface, renverse l’ordre de l’apparition. Rien de nouveau sous le soleil norvégien : banal, universel, déjà-vu que ce Cri de Munch. Indifférence postmoderniste à l’étonnement métaphysique, à ce foudroiement de la conscience sans lequel, pour Aristote, la philosophie n’aurait pas vu le jour. Inédite au contraire la participation de l’œuvre à l’obscénité marchande, à ses millions de dollars surnuméraires, à la Crise.
- Encore fallait-il régler en quelques lignes la question du contenu expressif, situer le postmoderne au-delà des questions herméneutiques, balayer d’un revers de main la vieille référence métaphysique (banalité, universalité, éternité) afin de passer aux choses sérieuse, la finance, le monde des "ultrariches" et le "nôtre" - dualisme sans conséquence, au mieux banal, au pire imbécile quand on sait qu’un animateur branchouille moyen, à l’échelle planétaire, fait partie des 2% les plus riches.
- Ce qui mérite d’être pensé dans le tableau de Munch - si l’on excepte la quantité de vide produite chaque jour sur "la Crise" (qui ne date pas d’hier), les "ultrariches" (concept inventé par les riches pour faire plus pauvres) et les millions de dollars (ou milliards, c’est indifférent) – doit être cherché dans la formule de Fredric Jameson : le contenu expressif de l’œuvre de Munch, autrement dit la référence depuis laquelle elle fait sens, « n’a plus de pertinence dans le monde postmoderne ». L’œuvre devient (d’autant plus efficacement qu’elle se banalise) le support d’une consommation en surface. Le vide postmoderne se rachète une âme en cannibalisant ce qu’il reste de l’expressionnisme une fois délivré de ses vieilles attaches subjectives.
- De l’expression artistique de l’intériorité humaine à la réverbération de ses pastiches non-humains, nous ne sommes plus dans le même monde. Un art critique et politique saura-t-il exprimer l’angoisse de ce partage entre le monde finissant du sens et l’immonde insignifiant des signes cannibales dans la logique culturel (on peut douter qu’il s’agisse encore de culture) du capitalisme tardif ?

L'angoisse moderne face au vide postmoderne - Chapitre I

Nous avions récemment appris en commentant une opinion dite "sociologique" publiée dans Le Monde par un dénommé Michel Maffesoli (et pourtant il portait des couches) que « l’intelligentsia se souvient que c’est la France qui "inventa" la modernité et a du mal à reconnaître que le monde change. » (voir exercice didactique sur le bougisme et le bousier). Notre enchapeauté sociopathe Maffesoli ajoute : « L’intelligentsia a du mal à accepter l’étrange au cœur de la postmodernité ». Un lecteur assidu de la critique critique me fit remarquer à ce sujet que mon analyse de la décantation fumeuse de Maffesoli ne développait pas la distinction technique : moderne / postmoderne. Un article d’Ariel Wizman - animateur branchouille - publié récemment dans L’express (6 juin 2012) fera ainsi office de révélateur conceptuel.
- Le sujet de l’article : la vente aux enchères du Cri d’Edgar Munch (1893) à Sotheby’s le 3 mai dernier pour 119,92 millions de dollars. Sous le titre Un Cri qui nous dit tant de choses…, l’agitateur d’éventails nous explique que l’achat du tableau de Munch révèle « la déconnexion la plus totale entre le monde de l’acheteur et le nôtre, celui du travail ou même du profit ». Plus angoissant que le faux, le creux. Il est évident que nous pourrions faire un sort à cette "explication" qui suppose, en contrepoint du « monde de l’acheteur », un monde commun à tous les gens « du travail et du profit ». Ce montage fictionnel feint d’oublier l’étonnante disparité (des monteurs de palettes aux animateurs branchouilles) des travaux et des profits en question ou plutôt l’absence de profits financiers qui accompagne certains travaux (pour preuve le Bernatblog).
- La vente du Cri de Munch "en pleine "Crise"" nous plongerait ainsi pour Wizman dans une profonde méditation financière : « Comment mieux dire, avec Munch, que ce cri perçu par le maître dans la nature est désormais celui des inégalités, en un monde fracturé ? Que l’acheteur n’ait pas jugé utile de se faire connaître signe que, décidément, lui et nous ne sommes plus du même monde. » D’un côté l’acheteur, de l’autre un "nous" vide de sens, entre les deux la fracture-facture et l’angoisse de Munch pour signifier tout cela avant l’heure avec ses petits pastels à la fin du XIXe. Cette historiette journalistique aussi consensuelle que le temps de cuisson du jaune d’œuf convient parfaitement à une époque "postmoderne". Quand le plus superficiel passe pour une analyse, quand le creux se donne à lire comme sujet de méditation et prise de conscience dans les pages "chronique" ou "rebonds" des hebdomadaires d’ambiance, ne reste plus à l’art que la quantification en millions de dollars. La cohérence est implacable.
- Ce que nous dit le postmodernisme à travers ses porte-voix à la page c’est que l’angoisse qui tiraille le personnage de Munch n’existe plus. « Ce cri, que chacun pousse intérieurement tous les jours, pour des raisons différentes, semble éternel, universel, presque banal » ose écrire Wizman qui ne comprend pas ce qu’il écrit. La transition du moderne au postmoderne se fait justement quand plus personne ne pousse le cri de Munch. Fredric Jameson, dans son ouvrage, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif explique cela très bien : « Le Cri, la peinture d’Edgard Munch, constitue bien sûr l’expression canonique des grands thèmes modernistes : l’aliénation, l’anomie, la solitude, la fragmentation sociale, et l’isolement, emblème quasiment programmatique de ce que l’on a appelé l’ère de l’angoisse ».
- Munch dans son tableau le Cri exprime un affect, témoigne d’une déchirure subjective, intérieure. L’expression suppose la subjectivité, le conflit tragique entre l’intériorité et l’extériorité, l’homme et la nature. Munch, admirateur de Schopenhauer, est un témoin de la contradiction entre l’homme et le monde. Pourquoi le désir se transforme en souffrance, pourquoi l’amour ne change pas les hommes, pourquoi les mêmes massacres se perpétuent dans l’histoire ? Les grands thèmes du scandale existentiel d’un monde privé de sens, dénué de toute explication théologique, résonnent dans l’expression atroce de ce visage de Munch, déformé par les spirales et les tourbillons de l’être. Ragna Stang dans Edward Munch (1979) rappelle la formule de Munch : « un cri à travers la nature » - ce qui suppose dualité et contradiction, tragédie de l’homme.
- La superficialité postmoderniste, celle de Warhol pour citer le meilleur (« tout le monde est bon mais je suis le meilleur », formule de Baudrillard qui résume parfaitement la vacuité du bonhomme), est antinomique avec les modèles fondamentaux de l’expression existentielle. Jameson parle à ce sujet d’un « déclin de l’affect » qui accompagne la promotion de l’ère du vide, du creux et du branchouille. La pataugeoire mondaine des animateurs d’ambiance est sans pitié. L’aliénation suppose à rebours la perte d’une forme d’authenticité, authenticité que le postmodernisme récuse. Vieille naïveté que l’authentique ! Ne savez-vous pas que tout se vaut, que tout s’échange, que tout se relativise dans un miroitement de simulacres sexy ? Les références intellectuelles de l’œuvre d’Edgard Munch (Schopenhauer en fait partie) susciteront, au temps du déniaisement intégral, indifférence et ennui. Qu’a à faire le postmodernisme de ce sérieux-là ? Qu’a à faire le postmodernisme des contradictions de l’existence humaine, du Cri de Munch si ce n’est, dans son impuissance, le quantifier en dollars ou en faire le prétexte d’une inepte chronique ? « Tout cela, ajoute Frédéric Jameson, nous amène à une hypothèse historique plus générale, à savoir, que des concepts tels que l’angoisse et l’aliénation (et les expressions auxquelles ils correspondent comme dans le Cri) n’ont plus de pertinence dans le monde postmoderne. » C’est peu dire.
- Nous avons à ce point perdu la densité tragique de l’existence humaine dans la consommation débile du plus insignifiant, dans le plaisir malsain d’une perte de sens dans la duplication du vide, que nous (je laisse le lecteur apprécier l’étendue de ce "nous") accusons l’obscénité marchande de ce monde avec un tableau de Munch auquel nous retirons toute profondeur, afin de le glisser dans un jeu textuel modulable en fonction des impératifs du moment. Ici la crise et ses millions de dollars, demain une campagne contre les hémorroïdes, dans trois jours la déforestation ou la dette américaine.
- Reste à savoir si l’angoisse moderne face au vide postmoderne a encore des chances de survivre. L’expression de l'effroi du personnage de Munch nous console de l’effroyable disparition de notre propre tragédie, de nos angoisses et de notre conscience dans cette nouvelle superficialité qui liquidera toutes les contradictions à condition de comprendre que « nous ne sommes plus du même monde » pour n’être plus au monde du tout.

Caricature de Nate Beeler, The Columbus Dispatch ou l'expression au premier degré du vide postmoderne

http://bernat.blog.lemonde.fr/

P.s: Des Postmodernes, il y en a de tous les formats...


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