zaterdag 30 maart 2013

L'écriture postmoderne... pour ceux qui ont le temps de lire...

http://reseaux.blog.lemonde.fr/2013/03/24/legende-noire-monde-electronique/

Vers des Lumières numériques ?

Entretien avec Roger Chartier, professeur au Collège de France
Première partie : La légende noire du monde électronique

La période contemporaine ressemble à bien des égards au 18e siècle. On peut croire ou souhaiter qu'advienne un mouvement mondial comparable à ce que furent les Lumières en Europe. Des Lumières numériques sont un axe d'inspiration que l'Europe pourrait adopter pour offrir le meilleur d'elle-même au monde en devenir. Que peut en dire un historien des Lumières ?
Cet entretien avec Roger Chartier, historien spécialiste de l'écrit aux 16e-18e siècles, mené en compagnie du prospectiviste Thierry Gaudin, présente un caractère insolite, voire exceptionnel. La prospective utilise l'histoire comme l'un de ses matériaux d'inspiration pour élaborer des scénarios du futur. L'historien, lui, s'interdit tout raisonnement déterministe sur l'avenir. Même les « leçons de l'histoire » n'ont plus cours.
Roger Chartier, tout en nuances, ne s'est pas dérobé à l'examen d'une hypothèse d'anticipation optimiste, mais il attire aussi notre attention sur un possible scénario noir.


Séquence 1 : Analogie 18e/21e du fait des flux d'information écrite

Dominique Lacroix : Les flux d'information et de communication écrites n'ont jamais été aussi abondants et accessibles. Il paraît tentant de comparer notre époque à celle que vous analysez dans Les Origines culturelles de la révolution française.
Pensez-vous que cette analogie soit pertinente ? Plus précisément, pensez-vous que nous soyons en train de réaliser ou préparer - de rendre pensable - un bouleversement comparable à celui de la Révolution française ?

Roger Chartier

La surabondance et la perte, deux angoisses de longue durée

La première remarque est qu’on retrouve une crainte de longue durée. C’est l’idée d’une information abondante, proliférante et possiblement dangereuse parce qu’elle crée un désordre de discours, une multiplication de textes inutiles, une impossibilité de maîtriser ou de dompter ce qui est rendu disponible. Récemment une collègue américaine, Ann Blair, a écrit un livre qui s’appelle Too much to know, Trop de choses à savoir, et qui porte sur le temps de la Renaissance, 16e-17e siècles. C’est le moment où l’on va chercher des modes d’organisation, de classement pour dompter ce qui est perçu à l’époque comme une information proliférante et qui donc peut renvoyer à des méthodes de classement — aussi bien dans les bibliothèques réelles que dans les bibliothèques de papier, dans lesquelles on énumère des titres, des noms, des œuvres — ou bien des modes de consultation qui procèdent par extraits, anthologies et qui donc visent à réduire cette pluralité proliférante par la sélection, par le choix. C’était la technique des « lieux communs » à la Renaissance. On peut trouver ça aussi avec ce qu’on appelait des « esprits » au 18e siècle, qui consistaient à extraire d’une œuvre très longue ce qui paraissait comme le plus fondamental ou des morceaux choisis dans la pédagogie des 19e et 20e siècles.

Donc on a affaire à une inquiétude de très longue durée qui peut être l’envers d’une autre inquiétude, qui était celle de l’angoisse de la perte, de la disparition, du manque, de l’absence, qui pouvait, elle, conduire à la quête de manuscrits anciens, à la publication imprimée des textes manuscrits, à l’idée d’une bibliothèque universelle, incarnée par la Bibliothèque d’Alexandrie, mais ensuite toujours poursuivie et toujours impossible.

Il y a ces deux éléments, qui me paraissent très liés l’un à l’autre. Ne rien perdre, ne rien laisser, une obsession patrimoniale, une obsession pour la conservation et en même temps un effroi devant une prolifération incontrôlable, indomptable de données, d’informations, de textes. Ces deux craintes de longue durée trouvent aujourd’hui sans doute une traduction originale.

Nouveauté : l’information détachée de son support

Du côté de la nouveauté, c’est évidemment le thème qu’on va rencontrer dans cet entretien, le détachement entre l’information et son support. C’est un monde de données qui n’est plus mis en rapport immédiatement avec le corpus d’où elles sont extraites.

À partir de là, une réalité disparaît : ce qui dans ce monde ancien lié aux formes de publication traditionnelles, le journal, la revue, le livre, faisait que l’extraction de données singulières et fragmentaires était toujours possiblement rapportée à la totalité textuelle dans laquelle ces données étaient présentes — une encyclopédie, les articles qui composent un numéro de revue, des paragraphes ou des parties dans un livre.

Cette réalité-là disparaît puisque les données acquièrent en quelque sorte une existence autonome par rapport à l’ensemble dans lequel elles coexistent. Personne ne connaît les limites, les contenus d’une base de données pour utiliser une donnée particulière qui s’y trouverait placée. De la même manière — et c’est peut-être le défi qui est lancé par ce monde nouveau — personne, lorsqu’il extrait d’une œuvre classique, un roman de Balzac par exemple, un fragment dans la forme électronique de sa publication, ne sent la nécessité de rapporter ce fragment à la totalité du texte dans lequel il avait sens. Et pour moi c’est là une rupture fondamentale, pas du caractère de valeur ou de dépréciation. C’est le fait que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité on a une séparation entre les deux sens du mot livre, le livre comme un objet et le livre comme une œuvre. Évidemment, l’œuvre peut exister indépendamment de sa forme matérielle, ce que suppose le copyright. Mais dans la pratique de sa lecture, elle n’existe pas indépendamment de cette forme matérielle. Elle existe toujours dans une totalité dont personne n’est obligé de lire l’intégralité. Mais sa forme matérielle impose la perception de ce qu’était l’unité, l’identité, la cohérence textuelle de laquelle un extrait est extrait, une page est lue, un fragment est consulté.

Mise en question de la notion d’œuvre, et même de fragment

Cela représente une rupture essentielle. On parle d’œuvres qui ont été composées, traduites, circulées, appropriées dans un monde où il n’y avait pas de séparation entre le livre comme discours et le livre comme objet — le livre au sens de codex, qui peut être une revue ou un journal. Ces œuvres sont maintenant lues dans un monde où, pour la première fois, les textes peuvent circuler sans être inscrits dans une réalité matérielle qui leur soit propre.

Cela crée évidemment une mise en question du concept même d’œuvre et même du concept de fragment, parce qu’un fragment suppose qu’il est fragment de quelque chose. Si l’on a affaire à des unités discrètes, autonomes les unes par rapport aux autres, même le mot de fragment perdrait son sens.

Dans cette première question, il y avait aussi une dimension plus idéologique. Que penser de l’analogie entre le 18e et aujourd’hui, du point de vue des flux d’informations ? Effectivement le 18e a été un moment de multiplication de la publication imprimée, et de multiplication des genres imprimés, avec les périodiques, les pamphlets, les libelles.

D’abord, il ne faut pas exagérer. Au moment des guerres de religion, pendant la Fronde, on a déjà des phénomènes assez comparables. Il y a bien progression de la publication imprimée de livres, mais elle est multipliée par quatre, peut-être, ce qui n’est tout de même pas énorme. D’autre part, ces nouveaux genres — plus nombreux, c’est exact — ont déjà des origines anciennes.

Néanmoins, acceptons cette idée d’un accroissement du flux imprimé au 18e siècle. La question était de savoir, si on le met en rapport — avec subtilité, doute — avec la rupture révolutionnaire. Est-ce que la situation d’aujourd’hui, avec cette nouvelle forme technique d’inscription, transmission, appropriation des textes peut laisser supposer un même futur ?

Il n’y a pas de virtualité intrinsèque d’une technologie

Je crois qu’ici les historiens sont les plus mal placés pour répondre puisque toute prophétie historique est invalidée d’emblée. Mais peut-être faudrait-il revenir au texte fameux de Benjamin [L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, 1935, trad.fr. 1936, éd. posth. 1955]. Il n’y a pas de virtualité intrinsèque d’une technologie. Elle dépend de ce qu’en font les acteurs sociaux, ou des rapports entre les pouvoirs, les individus, les citoyens, les institutions. D’une même technique se construisent différents sens qui peuvent être conflictuels. De là un autre leitmotiv qu’on rencontrera dans cet entretien : on ne peut placer ni diagnostic catastrophique ni diagnostic utopique.

Des futurs potentiels très opposés : la contrainte ou les Lumières

Il y a simplement une observation de ce que pourraient être des futurs très opposés. Un futur serait effectivement du côté d’un contrôle de l’information, du monde de l’éphémère, d’un ensemble d’implications ou d’obligations qui sont données sans même qu’ils s’en rendent compte aux utilisateurs, donc un monde où la nouvelle technique renforcerait des procédures que Foucault aurait désignées comme « raréfaction » du discours. Un monde de prolifération apparente, mais avec des procédures de contrôle, des procédures de contrainte, des procédures de monopolisation.

De l’autre côté évidemment, comme on le voit avec d’autres usages de la technique électronique, existent des possibilités pour la démultiplication de la communication et pour la construction de ce que Kant imaginait comme l’usage critique par des personnes privées de leur raison et la constitution d’un public à partir de ce noyau, de ce réseau d’échanges. Kant la pensait fondamentalement à travers la circulation de l’écrit qui est le support lu et critiqué. Effectivement, dans le monde des réseaux, on peut avoir quelque chose qui aurait à voir avec ce rêve ou ce désir de Kant dans ce processus des Lumières. Kant considérait qu’il n’était pas achevé au 18e siècle, c’est un processus : le jour où chaque individu pourrait agir comme producteur et critique, on entrerait dans ce qu’il appelait « le monde éclairé ».

Je pense qu’il y une indécision du diagnostic. Elle n’est pas liée simplement à notre incapacité à prévoir le futur. Elle est liée à l’ambivalence, la contradiction, le réseau de tensions qui habite chaque nouveauté technique. C’est le premier cadre que je voudrais donner à cette discussion. Que permet la connaissance historique, puisque je ne suis qu’historien ? La connaissance historique ne permet peut-être pas de poser des diagnostics, mais des questions sur le présent, du moins je l’espère.


Roger Chartier, Thierry Gaudin, Collège de France, 10 janvier 2013, cliché DL

Séquence 2 : des changements rendus pensables aujourd’hui ?

DL : Dans votre ouvrage Les Origines culturelles de la révolution française, vous démontrez que l'expression « les Lumières », créée par les révolutionnaires français, est une forme de légitimation a posteriori, une « panthéonisation » au sens figuré, comparable à l'inhumation au Panthéon qui commença aussi à cette époque. En revanche, vous exposez que ces débats précédant la Révolution ont créé un espace public et que c'est là que de futurs changements ont été rendus pensables.
Quels types de changements les débats contemporains rendent-ils pensables, qui ne l'auraient pas été avant l'ère de l'informatique et des réseaux de communication ?

Roger Chartier

L’écriture numérique, la narration et la preuve

Ce deuxième dialogue porte sur la question du rapport entre d’une part des modalités de forme d’inscription, circulation, réception des discours et d’autre part la construction de débats dans ce qu’on pourrait désigner comme un espace public ou un espace civique.

Je crois que les historiens de la culture écrite, comme moi, — qui s’approchent avec beaucoup d’incompétence du monde électronique, même s’ils l’utilisent pour leurs propres usages, comme lecteur ou auteur — manquent quelque chose de plus fondamental. Bien sûr, on voit aujourd’hui que la numérisation de textes déjà publiés ou écrits est une question importante pour les bibliothèques. Je suis président du conseil scientifique de la Bibliothèque nationale de France. La question de la numérisation des collections y est un leitmotiv permanent. Les débats sur les numérisations sauvages à la Google sont un autre thème récurrent.

À côté de cela, il y a un deuxième domaine qui est l’écriture numérique. C’est différent, puisqu’il ne s’agit pas là de numériser ce qui a déjà été écrit et publié sous d’autres formes, mais de créer des textes numériques. Peut-être avons-nous là un problème moins bien perçu mais qui pose en lui-même de nouvelles questions. Quelles sont les formes d’invention qui sont rendues possibles par une écriture née comme numérique ? Quelles sont les formes possibles de son archivage et de sa conservation ? Comment cette écriture numérique modifie-t-elle des procédures de narration dans la fiction, ou bien de preuve dans les textes de savoir ? On est devant une écriture numérique qui déborde la numérisation des textes déjà là et qui se lirait avec des nouvelles formes de communication écrite, par exemple, le courrier électronique, les SMS, les blogs.

Changement fondamental, la numérisation des rapports humains

Mais tout cela est encore un univers extrêmement restreint, à mon avis, par rapport à quelque chose de beaucoup plus fondamental, la numérisation des rapports humains. Les livres de Milad Doueihi La Conversion numérique ou bien Cultures numériques, qu’il a publié plus récemment, me paraissent désigner très adéquatement cela en évoquant des catégories à la fois phénoménologiques et philosophiques traditionnelles, remontant à la Grèce antique, qui se trouvent profondément bouleversées et transformées par leur numérisation.

L’amitié et l’identité

Prenons deux exemples.
L’amitié. Que signifie une amitié numérique lorsque sur les réseaux sociaux où elle peut être démultipliée à l’infini et ne porte plus que sur certains fragments de communication de l’expérience, à la différence de ce que peut être une amitié vécue — comme Montaigne et La Boétie — dans la relation personnelle ?
Plus encore, je pense la notion d’identité, dans le mesure où la notion d’identité numériquement construite permet des jeux, pour le pire ou le meilleur, qui sont infiniment plus larges que les notions plus classiques d’identité. L’identité peut être exhibée, elle peut être occultée, elle peut être manipulée, elle peut être confisquée, toute une gamme possible de rapports avec l’identité se trouve rendue là disponible, y compris usurpée.

Si l’on pense que le plus fondamental, c’est la numérisation des catégories des expériences ou des relations humaines, ce changement importe. Ce changement n’est peut-être pas absolu au sens où subsistent des formes d’amitié classiques ou des définitions plus traditionnelles de l’identité. Néanmoins, il progresse chaque jour et surtout sans doute chez les plus jeunes des utilisateurs de ces nouveaux appareils. On les appelle nouveaux, mais ils ne sont pas si nouveaux que ça. Mais pour les historiens, ils sont nouveaux par rapport à l’invention du codex au 2e siècle, au 3e siècle…

Les transformations des deux modalités de l’espace public

Il y a là une transformation qui peut aussi jouer sur le sens de la question, « Est-ce que ces nouvelles formes de communication, de relation, transforment la notion, la définition même de l’espace public ? »
On peut admettre que les définitions de l’espace public reposaient sur deux modalités, la parole vive ou l’écrit.

Fondé sur la parole vive, l’espace public se constituait à partir du modèle de la cité antique mais démultiplié jusqu’à aujourd’hui par toutes les formes d’existence civique où des individus échangent. Cela peut être des assemblées parlementaires, les clubs et les sections de la Révolution, les sociétés littéraires ou les loges maçonniques au 18e siècle. C’est un espace public construit à partir des lieux où s’échange de la parole vive, qui peut être de la parole critique, de la parole politique, mais pas seulement.

Pour la deuxième définition, celle que j’évoquais tout à l’heure avec Kant, l’espace public se construit à partir de la circulation de l’écrit. Et d’un écrit qui est à la fois reçu et produit, qui est cet usage public de leur raison par les personnes privées.

Je n’ai pas la compétence mais il serait sans doute intéressant de voir comment, dans le monde disons « numérique » pour faire vite, ces deux modalités de construction de l’espace public se trouvent présentes, reformulées, transportées dans des nouvelles possibilités.

Je pense qu’une fois examinée la réalité numérique de ces deux définitions classiques de l’espace public, peuvent apparaître des prises de parti, des engagements, des préférences. C’est pourquoi les techniques ne deviennent que ce qu’en font les rapports de force entre les individus, les pouvoirs, les institutions, comment ils les transforment, les utilisent, leur donnent une réalité.

C’est comme cela que je vois cette question, en revenant toujours à cette idée de futur ouvert, possiblement contradictoire, où il n’y a pas de déterminisme inexorable. Il faut simplement prendre conscience d’une part des héritages sédimentés qui font le présent et d’autre part des mutations conceptuelles qu’impliquent un certain nombre de transformations techniques, les exemples de l’amitié ou de l’identité pouvant peut-être servir de figures emblématiques.



Au Collège de France, Roger Chartier occupe le bureau de Marcel Mauss.
10 janvier 2013, cliché DL

Séquence 3 : une société civile mondiale ?

DL : Toujours dans votre ouvrage Les Origines culturelles de la révolution française, vous rappelez comment Emmanuel Kant analysait « l'opinion publique », notion créée par les débats écrits de son époque : elle érodait le monopole normatif des pouvoirs publics, mais c'était une instance dont le peuple était exclu. Dans l'Encyclopédie, notez-vous, le peuple est défini ainsi : « Ce sont les ouvriers et les laboureurs ». Formant « toujours la partie la plus nombreuse et la plus nécessaire de la nation ». Vous poursuivez : « Ce peuple n'est pas pensé comme pouvant participer au gouvernement par conseil et représentation, mais comme lié au souverain par une relation qui échange la fidélité contre la sauvegarde. »
Internet crée une expansion sans précédent de l'espace public. Des millions de lieux virtuels sont animés de débats, théoriquement ouverts à tous en lecture et en écriture, sur des enjeux d'intérêt public. Nous sommes bien conscients des limites à l'exercice effectif de cette appropriation de la chose publique.
Néanmoins, pensez-vous qu'Internet permette une participation accrue du peuple à l'opinion publique ?
Est-ce que cela peut constituer une société civile mondiale ?

Roger Chartier

L’idée qui est derrière la question c’est évidemment l’ouverture par la démultiplication des réseaux sociaux, des échanges numériques, des lieux virtuels, de la prolifération des débats sur le réseau, de l’idée d’une participation plus forte dans une opinion publique et la projection de l’idée d’une société civile mondiale. C’est un peu la même ligne de raisonnement. Peut-on vraiment caractériser disons « Internet », pour aller vite, à partir de cette seule définition ? C’est pourquoi j’émets des doutes sur l’optimisme du diagnostic, considérant plusieurs choses.

Tension entre espace public et replis communautaires

La première chose, c’est l’écart ou la différence qui peut exister entre d’une part la production de réseaux ou de communautés qui partagent un certain usage de ces techniques et d’autre part ce qui était implicite dans la question, c’est-à-dire un espace public qui se situe d’abord à l’échelle de communautés citoyennes et puis qui pourrait se prolonger ­— c’était aussi l’idée de Kant — dans l’idée de la société cosmopolite universelle, ce que vous appelez la société civile mondiale.

C’est une tension, effectivement, puisqu’on a vu ces techniques pouvaient entraîner des replis sur des communautés d’intérêts, de goûts, d’idées, qui sont autant de formes de cassure ou de discontinuité dans cet espace public de la critique.

Appropriation monopoliste, restriction de l’information accessible, manipulation des données personnelles

Ensuite, je crois que le monde numérique est aussi un monde du marché, un monde de l’appropriation, un monde des tentations ou des tentatives monopolistes, un monde de la réduction finalement paradoxale de l’accès à l’information, ou du moins de l’information qui est rendue accessible. Ces débats se sont cristallisés autour de Google, mais ce n’est qu’une figure possible de cette forme paradoxale des réductions des possibles de la pensée par l’imposition d’un certain nombre « d’autoroutes de l’information » comme on disait – c’est une expression un peu disparue, mais qui tout de même reste juste pour désigner les puissantes entreprises qui contrôlent une information qui est transmise numériquement.

Et surtout, comme le montrent certains doutes d’avocats aux États-Unis, on peut craindre une sorte de monopolisation de multiples données par certaines entreprises multimédias. Robert Darnton, mon collègue historien et ami, dit que Google en sait plus sur les citoyens américains que le FBI ou le bureau des impôts. Cela rend possible le croisement de toutes les données qui sont électroniquement recueillies lorsque vous commandez un livre chez Amazon, ou lorsque Google Maps capture votre rue et la maison que vous habitez ou lorsqu’est exprimée n’importe laquelle de vos préférences par les achats de biens de consommation.

Votre diagnostic initial — que je partage dans son dessein et son désir — se heurte ainsi à la fragmentation de communautés numériques, à la tentation ou tentative de monopolisation d’accès aux informations et, aussi à la possibilité d’une manipulation de données personnelles qui sont rendues — soit pour le marché soit pour le contrôle — disponibles à travers les croisements des fichiers numériques.

Cela ne détruit pas ce qui est implicite ou désiré dans votre question, mais évidemment cela rend plus conflictuels ou contradictoires les usages d’Internet. Cela donne plus d’importance à la responsabilité citoyenne, mais seulement une fois que l’on a pris conscience de ces problèmes.

Démultiplication de la falsification et de l’erreur

Il faut aussi prendre conscience du fait que ces nouvelles techniques sont le plus puissant instrument qui ait jamais existé de multiplication des erreurs et des falsifications. Prenons des exemples particuliers de falsifications historiques. Lorsqu’elles se situent dans le domaine de l’imprimé, elles peuvent avoir une circulation restreinte, réduite, cantonnée — pensons aux propagandes négationnistes sur la Shoah, par exemple. Lorsqu’elles se situent dans le monde numérique, elles deviennent massivement disponibles dans des formes identiques à celles des discours de savoir et peuvent créer cette démultiplication infinie de l’erreur et de la falsification. Même une entreprise comme Wikipedia est traversée par cette tension. D’un côté, c’est un projet magnifique de construction collective du savoir, un peu comme celui des humanistes de la Renaissance ou du rêve encyclopédique du 18e siècle, un échange d’expériences, de connaissances, libres, gratuites, d’accès immédiat, et en même temps, comme on a pu le voir, une possibilité de falsifications et d’erreurs, ce qui a obligé un contrôle plus marqué sur ce qui était publié.

Disparition de l’autorité d’un texte en fonction de sa forme matérielle

Je ne veux pas dire que dans les livres imprimés il n’y a pas des erreurs des falsifications — sinon les historiens n’auraient pas étudié l’histoire des faux depuis l’antiquité — mais je pense qu’il y a là une possible et sauvage multiplication.
Et surtout, est détruite l’idée d’autorité d’un texte en fonction de sa forme matérielle — lieu d’édition, maison éditrice, genre de l’écriture, contrôle par les pairs ou par une instance scientifique. Rien de tout ça ne protège totalement contre le faux ou l’erreur, mais ce sont au moins des repères les plus immédiats qui font qu’on n’attendra pas le même degré d’accréditation de vérité d’une revue achetée dans un kiosque et d’un livre publié par les Presses universitaires de Bretagne. Il y a là une hiérarchie des expectatives raisonnables des degrés d’authenticité, de véracité des discours qui était directement liée avec les pratiques et les hiérarchies du monde de l’édition imprimée. Ceci disparaît dans sa perception la plus immédiate avec le numérique et rend donc beaucoup plus vulnérables les lecteurs qui ne sont pas préparés à cette sorte de continuum textuel et d’identité de forme, de présentation de publication qui est en général rencontrée dans ce nouveau monde textuel.

La légende noire du monde électronique

Je pense donc que toutes les virtualités formidablement anticipatrices ou positives qui existent ne le sont qu’à condition qu’on prenne conscience au départ d’une légende noire, d’une version noire du monde électronique. Et cela vaut aussi bien à mon avis pour le bel idéal de la construction d’un espace public critique que pour le domaine des discours de savoir. Ce qui rend nécessaire l’apprentissage. Un des grands dangers, c’est le fait qu’il y a une immédiateté de l’accès à ces techniques, à ce monde, et qu’aucune institution ne se croit en charge de l’apprentissage de ce monde. On pouvait penser que, dans le monde de l’écrit imprimé, les bibliothèques, les librairies, le monde de l’édition, le monde des comptes rendus pouvait jouer ce rôle, et ce peut-être dès l’école. Je pense qu’à l’heure actuelle aucune institution ne se sent en charge d’enseigner à user de manière rationnelle et critique de l’immense flux et de la masse d’information ou de désinformation qui sont rendus accessibles par le monde numérique.

Seconde partie à suivre : Vers des Lumières numériques ?
Démêler dans le présent la présence des passés
Séquences 4 et 5 de l'entretien du 10 janvier 2013 au Collège de France

Roger Chartier est un historien français rattaché au courant historiographique de l’école des Annales. Il travaille sur l’histoire du livre, de l'édition et de la lecture.
Directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), il est aussi, depuis 2006, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « Écrit et cultures dans l'Europe moderne ».

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