zaterdag 23 maart 2013

"Que sont les intellectuels devenus?"(3)...

Quelles alternatives l'auteur propose-t-il donc pour rendre ses lettres de noblesse à l'intellectuel, dont le rôle a aujourd'hui incontestablement perdu de son aura ? C'est tout le sujet passionnant de la troisième partie de ce long entretien, dans laquelle Enzo Traverso appelle à un décloisonnement des "intellectuels spécifiques" – dont le savoir est aujourd'hui par trop éclaté, l'expertise étant "un moyen efficace pour tuer la critique" – afin qu'ils retrouvent une posture universaliste et relayent éventuellement de nouvelles formes de mobilisation et un nouvel horizon d'attente – voire de nouvelles utopies . Sans doute, comme il le fait remarquer, "à l'âge de l'université de masse, le savant est devenu un acteur social parmi d'autres [et] les savoirs sur le monde et la société se sont tellement spécialisés et diversifiés que personne ne peut plus porter un jugement avisé sur tout", comme Diderot, Voltaire voire Sartre à leurs époques respectives, mais il reste que nos sociétés ne peuvent se contenter d'assimiler des "experts" ou des conseillers des gouvernements à des intellectuels, au "risque de devenir un intellectuel organique des classes dominantes" .

En définitive, Enzo Traverso, qui ne nie pas l'évolution historique du rôle social et politique des intellectuels – de la défense générale des valeurs universelles à la spécialisation de plus en plus affirmée –, s'inscrit en faux contre l'idée qu'aujourd'hui, l'intellectuel ne pourrait être que spécifique. D'ailleurs, dans le sens où Foucault l'entendait, le règne de l'expert et de "l'intellectuel de gouvernement", pour reprendre les termes de Noiriel, est un contre-sens car la fonction critique est désormais totalement absente dans un monde postidéologique où les "techniciens de gouvernement" jouent aux "philosophes-rois" .

Au-delà des spécialisations universitaires des chercheurs et de l'absence de critique des "experts" officiels, il existe pourtant une voie pour un intellectuel à la fois éclairé et porteur d'un message universel. Enzo Traverso donne ainsi l'exemple de l'Allemagne, où la "querelle des historiens" (Historikerstreit), qui a permis en 1986 l'émergence d'un vaste débat public sur la conscience historique allemande et le poids du passé nazi dans les représentations nationales contemporaines, a été ouverte non pas par un historien "de métier" mais par un philosophe, Jürgen Habermas, d'ailleurs théoricien de l'espace public et de "l'agir communicationnel" . De même, le débat sur les "études postcoloniales" a été ouvert notamment par Edward Saïd , c'est-à-dire par un intellectuel au sens presque sartrien , et non par un historien spécialiste de la période.

Le dialogue entre Enzo Traverso et Régis Meyran se termine par la question stimulante des moyens modernes de diffusion d'une pensée critique, à l'heure de la crise des supports traditionnels chers aux intellectuels (livres, revues, journaux...). Or, Internet, s'il constitue de manière incontestable un outil efficace de circulation des idées, "accélère une tendance propre à notre civilisation : l’individualisation, l'atomisation de la société et la perte du lien social" , ce qui a récemment été mis en lumière par Cédric Biagini dans son essai L'emprise numérique . Mais Internet, qui a servi de moyen de mobilisation pour les récents mouvements sociaux – les révolutions arabes, mais aussi les "Indignés" et "Occupy Wall Street" –, est également révélateur d'un effet de génération entre les "Anciens" et les "Modernes", les jeunes intellectuels ne bénéficiant "pas de la même visibilité ou reconnaissance que leurs aînés" mais diffusant plus facilement par l'outil numérique leur pensée alternative, en soutien aux mobilisations. Pourtant, l'on pourrait arguer que les "Indignés" aiment citer dans leur rassemblement des intellectuels "traditionnels" tels que Toni Negri, Slavoj Žižek, Naomi Klein ou Judith Butler .

Il nous revient donc, pour conclure, d'être plus optimiste et de refuser tout fatalisme quant à la perte d'influence des intellectuels dans l'espace public car, comme les répertoires d'action collective, la pensée critique sait s'adapter aux contextes politiques pour proposer des nouvelles formes de mobilisation.

Damien AUGIAS

http://www.nonfiction.fr/article-6416-p3-que_sont_les_intellectuels_devenus_.htm

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