vrijdag 15 februari 2013

C'est petit et c'est rien...

Heureux petits riens
LE MONDE DES LIVRES | 14.02.2013 à 16h24 • Mis à jour le 15.02.2013 à 10h15 Par Florent Georgesco

Il faudrait pouvoir fredonner Ces choses-là. Plutôt que de le résumer, être capable de rendre la mélodie entêtante de cet éloge obsessionnel, émerveillé, du XVIIIe siècle. Certains livres sont des chansons, quelques notes légères qu'on croyait destinées à passer, et qui vous trottent longtemps dans l'esprit, ravissement estompé qu'il ne faut pas laisser se perdre. Leur réussite est de ne vous avoir emmené nulle part qu'en vous-même, de ne vous avoir rien dit d'autre que ce que vous saviez déjà ; et pour autant tout est soudain plus aérien, plus vif, tout danse en vous avec un bonheur nouveau.

Marianne Alphant, mieux connue pour ses essais sur l'art (sa biographie de Claude Monet, Une vie dans le paysage, Hazan, 1993, fait autorité), est l'auteur d'une poignée de textes de fiction ou, comme celui-ci, de méditation intime (Petite Nuit, POL, 2008), qui font d'elle un écrivain rare, mais unique, et d'une étonnante puissance, dont tout le monde devrait se rendre compte en lisant Ces choses-là, le plus délectable de ses livres. Délectation que procure sa musique, donc, mais quel est ce pouvoir qu'exerce sur nous une musique, le rythme d'une phrase, le mouvement d'un paragraphe, d'un texte entier, de ses boucles, de ses ruptures, de ses éclats ?

L'Histoire par le petit bout

Ce qu'accomplit Marianne Alphant est si simple que la réponse échappe à mesure que ce pouvoir, de plus en plus, s'impose. Elle s'abandonne aux plaisirs d'une littérature d'anecdotes, raconte l'Histoire par le petit bout, par les angles morts de l'historien. Loin de brosser une fresque, elle ramasse au passage ce qui n'aurait pu y entrer. "Des riens retenus sans qu'on sache pourquoi : pour leur forme insolite, coupante, l'excitation, le charme, un souvenir, des regrets."

Les formes sont variées, avec ce point commun d'être rapides, nerveuses. Une note prise dans un musée, sur la position d'un corps chez Fragonard, la lumière qui baigne un Watteau, s'imbrique dans une lecture de Rétif de La Bretonne, de Sade, de Crébillon fils, ou dans l'évocation d'une promenade. Les Mémoires secrets de Bachaumont permettent de dresser, sur une vingtaine de pages, un tableau des faits les plus oubliés des années 1762-1770 : une faute de français du petit duc de Berry ("il pleuva"), le mariage de Mlle Chouchou, "marchande de modes", avec le célèbre romancier Baculard d'Arnaud, l'histoire de ce lieutenant de police amoureux de la femme du bourreau, et qui devait sans cesse envoyer ce dernier "pendre et rouer à droite à gauche s'il voulait voir sa belle"... Est-ce qu'il ne serait pas dommage d'ignorer que, en septembre 1769, "une compagnie a obtenu le privilège exclusif de fournir des parasols pour la traversée du Pont-Neuf à ceux qui craignent de se gâter le teint" ? Est-ce qu'il n'y a pas une gaieté sans pareille à se souvenir d'épisodes infimes, pour le seul plaisir du souvenir ?

"Renaître au milieu des détails"

Cette gaieté, le XVIIIe siècle fournit en permanence des motifs de l'éveiller. De l'extraordinaire licence sexuelle née avec la Régence, qui fut une école d'émancipation, aux Lumières, à cette "idée de liberté, cette idée terrible et bouleversante d'échapper à l'oppression", c'est un siècle soulevé par une énergie irrépressible, un siècle où l'humanité déborde et se dépasse. La tragédie est là aussi ; la Terreur, les prisons, la guillotine sont au bout. Mais Marianne Alphant semble avoir écrit ce livre pour pouvoir céder à ses caprices de petite fille un peu monstrueuse, si l'on songe à l'ampleur de sa culture, à l'expérience de la vie qu'elle manifeste ; et son caprice n'est pas de rouvrir des tombeaux.

Elle se met en scène pourchassée par "Madame l'Histoire", harceleuse rébarbative qui voudrait la faire rentrer dans les rangs d'un savoir moins frivole, et glissant entre ses doigts qu'on imagine fort décharnés. Elle préfère, sans se masquer la tristesse des temps, revenir toujours au bonheur. De Mirabeau emprisonné, elle retient ce qu'il écrivait à Sophie, elle-même dans une "maison de discipline" : "Comme nous aimions notre lit !" Au diable la gravité de l'universel en marche. L'objectif doit être atteint coûte que coûte : "Renaître au milieu des détails."

L'Histoire est chez Marianne Alphant une affaire intime, non pas contre, mais à côté des enjeux de la mémoire collective, fil plus secret qui relie par-delà le temps les hommes aux hommes, les mortels aux morts, les vivants au souvenir de toutes ces existences passées qui sont comme l'humus du présent. "L'historien ramasse de la terre, elle est muette et froide. Sa main la réchauffe. Il la regarde, atomes et grains, si peu, c'est nous, il serre dans sa main cette poignée de terre, la soulève vers la lumière et nous avec."

Que le bonheur de lire Ces choses-là soit aussi grand, que l'air qu'il nous a chanté à l'oreille nous charme autant, ne tient sans doute à rien d'autre qu'à un art que Marianne Alphant porte très haut : l'art magique de donner une forme inoubliable à cette grâce de la vie, de toute vie, à cet entrelacs éblouissant des riens qui nous constituent, et que nous sommes.

Florent Georgesco

http://www.lemonde.fr/livres/article/2013/02/14/heureux-petits-riens_1832301_3260.html

Bon, je fais de la publicité en passant...

Pourquoi tous ces petits riens? Parce que tous ces petits riens forment un tout.


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