zondag 7 april 2013

Sur l'Histoire...

« L’historien de garde » au défaut du rôle social de l’historien ?

6 avril 2013
Par aggiornamento

Rédacteur : Vincent Chambarlhac

A propos de : William Blanc, Aurore Chéry, Christophe Baudin, Les Historiens de garde. De Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, la résurgence du roman national, Paris, Incultes essai, 2013, 254 p, 15,90€.

Ce texte a été initialement écrit et publié pour le blog de la revue Dissidences, édité au Bord de l’eau. http://dissidences.hypotheses.org/

Voici un ouvrage qui ne surprendra pas les habitués des blogs du Comité de Vigilance face aux Usages de l’Histoire, d’Aggiornamento histoire-géographie-géographie par exemple[1], qui de même, pour ses contradicteurs semblera prolonger la controverse initiée par Alexis Corbière, élu du Front de gauche à Paris, contre Métronome de Lorànt Deutsch[2]. Un ouvrage sinon attendu somme toute logique donc ?

Un ouvrage logique qui prolongerait une ligne de front ouverte en 2007 aux feux des usages de l’histoire par Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle, continuée ensuite par la thématique de l’identité nationale. Ainsi, Les Historiens de garde s’inscrit dans une suite éditoriale dont on ne citera que les lignes de crêtes : Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France par le CVUH (Agone, 2008), L’histoire bling bling de Nicolas Offenstadt (Stock, 2009), Pourquoi faire la Révolution ? (Agone, 2012)… Cette suite procède d’un combat contre une manière assumée d’écrire l’histoire au filtre du national, dans un horizon politique qui fait consciemment fi des avancées de la recherche et de la complexité du réel. Implicitement, la préface de Nicolas Offenstadt, cheville ouvrière du CVUH à sa fondation, souligne cette filiation. Pour autant, la titulature de l’ouvrage vaut réminiscence décentrée des ouvrages de Paul Nizan, Serge Halimi. En 1932, le premier publiait sous ce titre un pamphlet contre la philosophie idéaliste déconnectée du réel ; le second préfaçait d’ailleurs la réédition de l’ouvrage en 2012 chez Agone. Préface concomitante de la réalisation d’un documentaire Les nouveaux chiens de garde par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, qui adaptaient son ouvrage éponyme chez Raison d’agir (1997, 2006). En 1932, les philosophes étaient la cible de l’écriture critique, en 1997 ce sont les journalistes et experts, propagateurs d’une doxa néolibérale ; aujourd’hui ce serait les historiens, vecteurs d’un roman national sous couvert de vulgarisation :

« Il existe des chiens de garde journalistique ou économique de la pensée dominante, ces hommes sont leurs pendant pour l’histoire. Se défendant de toute idéologie, bénéficiant comme eux d’une large couverture médiatique, ils se présentent pourtant ostracisés par la pensée unique (p 192) ».

Animé d’un devoir de vigilance jamais donné comme tel, l’ouvrage entend dévoiler les erreurs et les contre-vérités des livres de ces historiens de garde, de Lorànt Deutsch à Patrick Buisson, via Dimitri Casali, et caractériser les ressorts idéologiques et les soutiens de leur réussite médiatique. Sur le plan d’une critique factuelle des approximations commises et des fins idéologiques poursuivies par ces derniers, il faut lire Les Historiens de garde qui vaut ici introduction vulgarisée –et militante de ce point de vue- aux règles du métier d’historien : vérification et croisement des sources, situation des documents produits dans le contexte de la création, refus du spectaculaire… Les leçons de Marc Bloch, puis Gérard Noiriel, affleurent sous la plume des auteurs défendant la conception d’une histoire scientifique qui ne serait pas seulement établissement des faits ou interprétation tôt révisable, puisque l’histoire est récit (pour paraphraser Henri Guaino congédiant d’un geste les critiques portées à son usage de l’histoire) mais exercice raisonné d’un métier, d’un art de faire. De ce point de vue les critiques font mouche et étirent sous la forme des trois premiers chapitres des arguments déjà établis dans la blogosphère à propos du Métronome de Lorànt Deutsch notamment[3]. En filigrane, une généalogie s’établit du présent vers le legs de Bainville et son refus d’une histoire scientifique : le roman national qui se donne là est « néo-capétien », attaché au temps « idyllique » de la monarchie où la concorde des classes et la justice régnaient, avant la coupure révolutionnaire, la Commune. La problématique court du Paris du Métronome aux textes et émissions de Buisson, elle bifurque parfois dans la nostalgie impériale de Dimitri Casali auteur, entre autres produits, d’un Manuel d’alter-histoire (Perrin, 2011). On le voit la pente de ce roman national est très fortement idéologisée, et trouve dans la blogosphère identitaire ainsi que la presse d’extrême-droite et de droite le lieu de commentaires louangeurs (p 59, 150).

A ce point de la démonstration paraît la logique du titre, cœur de l’ouvrage. Il s’agit de critiquer la domination médiatique de ces historiens de garde et du récit produit. La posture victimaire –les tenants de ce récit seraient ostracisés par la pensée dominante- est décortiquée avec érudition. En tête de proue de ce mouvement, Le Figaro et son rejeton, le Figaro-histoire, le soutien de Jean Sévilla toujours apte à pourfendre le supposé « terrorisme intellectuel » et « l’historiquement correct ». Les auteurs s’inscrivent ici dans la controverse lancée par Aggiornamento pour l’histoire/ géographie par une série de billets dénonçant une « Vague brune sur l’histoire » en octobre 2012[4]. Complétant celle-ci, ils notent les relais et manifestations de ce soutien à cette offensive à partir de la réception de l’ouvrage de Lorànt Deutsch : ici Robert Hue, le présentant en 2009 comme une « pointure historique réelle » (p 144) ; là Anne Hidalgo tweetant le 5 avril 2012 : « à ne pas manquer / Lorànt Deutsch adapte son métronome… » (p 125). L’ensemble des citations ramassées est moins anecdotique qu’il n’y paraît : il circonscrit la réussite d’une offensive médiatique entre presse, radios et plateaux télévisions, sur la quasi-totalité de la classe politique, gauche comprise. On peut dans ce mouvement reconnaître la reprise d’une grille métapolitique gramscienne initiée par le Grece et le Club de l’Horloge durant la décennie 70, dont le Figaro fut la figure de proue. Le même organe de presse lançait d’ailleurs la fameuse querelle sur l’histoire scolaire en 1979, prenant l’école et la fabrique scolaire de l’histoire comme cible : quarante ans plus tard, si les artificiers changent, la rhétorique procède du même fonds[5]. Dans cet horizon, il faut donc lutter contre les historiens de garde. L’histoire s’avoue en conclusion sport de combat, comme naguère la sociologie bourdieusienne des medias[6].

C’est ici que surgissent les objections.

Tout à son mouvement l’ouvrage fonctionne sur un appel implicite aux « historiens scientifiques » à rentrer dans le débat. Somme toute, c’est à « l’histoire universitaire » de sortir de sa tour d’ivoire. Doctorants (William Blanc, Aurore Chéry), et professeur d’histoire / géographie (Christophe Naudin), les auteurs souhaitent ainsi que les progrès de la recherche congédient ce roman national néo-capétien dans les limbes, le vidant de toutes qualités. La tâche est d’autant plus difficile selon eux que le travail des historiens universitaires est obéré par les besognes de la LRU (bientôt amendée sous la forme d’une « LRU 2 » par Geneviève Fioraso). Soit, mais la proclamation même de la prise en compte des conditions de travail du réel académique, ne saurait exactement masquer comment, à mes yeux, la proposition initiale d’un appel à l’histoire scientifique pour dissoudre l’offensive idéologique du roman national néo-capétien est, sinon illusoire, tout du moins entravée par de nombreux biais. Tous tiennent au genre même du roman national, j’en retiens deux principalement :
•Le roman national est d’abord, une fiction politique inscrite dans le temps scolaire depuis la fondation de l’édifice scolaire et disciplinaire sous la IIIe République. Sa qualité supposée durant le XXe siècle fut la fabrique du citoyen. C’est dans cette logique qu’il faut se saisir de l’offensive du Figaro en 1979 sur l’histoire scolaire : en questionnant les programmes au titre du récit national se discute la production des normes civiques et des récits d’appartenance, soit une identité en devenir[7]. La réponse de la gauche au pouvoir à cette offensive idéologique, circa 1985 par JP Chevènement, ministre de l’éducation, fut d’adjoindre à ce roman national une dimension réflexive et patrimoniale où se reconnaît le tournant historiographique des Lieux de mémoire opéré sous la houlette de Pierre Nora[8]. Ce mouvement n’a cessé de se renforcer depuis et cette réflexivité autorise systématiquement la critique politique de ces programmes par les oublis, les omissions, dont ils seraient porteurs. Ainsi, le récit scolaire est la cible commode d’entreprises politico-éditoriales qui trouvent en l’apostrophant une légitimité par la posture d’outsiders face à une pensée dominante…
•Car le roman national est aussi et surtout un produit éditorial au genre codifié depuis le XIXe siècle. Une rapide interrogation sur Gallica pointe l’irruption dans les thématiques des collections dès la décennie 1870 de la catégorie « roman national historique », ce donc avant la somme de Lavisse codifiant le récit scolaire. Le « roman national » fonctionne selon les règles du champ éditorial : les comptes-rendus, les plateaux télévisés, organisent la circulation du livre[9] que la controverse sert systématiquement dans l’espace public. De ce point de vue, un ouvrage tel que Les Historiens de garde, comme les blogs, servent la posture idéologique des tenants du roman national néo-capétien. De même, la codification du genre qu’est le roman national prend l’historien « scientifique » au piège de sa forme dans l’espace public. En 2011-2012, Alain Corbin essuyait la critique pour ses ouvrages de vulgarisation historique sur l’histoire de France[10], pointés par d’aucuns comme allant dans le sens de la réaction.

Ainsi fiction politique et éditoriale, le roman national n’est pas un genre neutre : il politise dans l’instant de sa réception et n’est donc pas seulement la vulgarisation d’un savoir construit, quand bien même l’auteur entend traduire les avancées de la recherche. Il y a ainsi une forme de naïveté dans l’appel des auteurs à l’histoire scientifique pour confondre l’offensive idéologique des historiens de garde. En rectifiant les erreurs et les présupposés idéologiques de cette littérature néo-capétienne, l’historien –de métier ou l’amateur respectant les règles du métier- récuse la coupure weberienne du savant et du politique car le genre même dans lequel son propos s’inscrit est politique, reçu comme tel. La réception de ces polémiques est d’autant plus vive que depuis 2005 l’histoire est aussi un segment du politique dans la communication des partis. Affleure donc ici dans cette aporie de l’appel à l’histoire « scientifique » la question du rôle social de l’historien. Le terme ne se donne jamais comme tel par les auteurs de l’ouvrage. Il s’impose pourtant.

Il s’impose puisque le livre tout entier se construit dans la logique du devoir de vigilance des historiens. C’est, on le sait, le propos fondateur du CVUH et de sa mouvance, dont relève les auteurs. C’est historiquement une forme d’intervention dans la Cité qui pose la question de l’usage social de la vérité scientifique, ce depuis l’Affaire Dreyfus[11]. Dans cette configuration on posera que les historiens de garde surgissent au défaut de ce rôle social, que leur succès médiatique implique une forme d’échec dans l’opération de traduction pour le public (ce que la langue technocratique nomme « valorisation de la recherche ») des progrès de l’histoire scientifique. On peut aussi poser, de manière oblique, que ce devoir de vigilance passe sans doute par une autre forme d’écriture collective, celle des interventions du web 2.0, celle du retour sur des épisodes comme la Commune[12], cible avec la Révolution des historiens de garde.


[1] L’auteur de ces lignes contribue sporadiquement à ces deux blogs.


[2] http://www.alexis-corbiere.com/index.php/post/2012/07/08/Peut-on-critiquer-le-M%C3%A9tronome-de-Lorant-Deutsch


[3] http://www.goliards.fr/goliardises-2/oups-jai-marche-dans-lorant-deutsch/


[4] http://aggiornamento.hypotheses.org/1039


[5] Vincent Chambarlhac, Les prémisses d’une restauration ? L’histoire enseignée saisie par le politique, histoire@politique, vol 16, avril 2012. http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=16&rub=pistes&item=22


[6] La filiation est implicite dans le titre de la conclusion qui se donne comme emprunt à J. Morsel, G. Ducourtieux, L’histoire (du moyen-âge) est un sport de combat…, Lamop, 2007- dont la titulature joue de la référence au documentaire de Pierre Carles en 2001, La sociologie est un sport de combat (GP production, 2001).

http://aggiornamento.hypotheses.org/1329


[7] Qu’ici nous ne caractériserons pas plus.


[8] Cf. note 5.


[9] Bertrand Müller, « Critique bibliographique et construction disciplinaire : l’invention d’un savoir-faire », Genèses, n° 14, 1994.


[10] Vincent Chambarlhac, Des dates, des héros, Morterolles… Le roman national comme fugue, Séminaire Lyon II, La fabrication du commun, 28 mai 2012, http://aggiornamento.hypotheses.org/827


[11] Olivier Dumoulin, Le rôle social de l’historien. De la chaire au prétoire, Paris, Albin Michel, 2003.


[12] Eric Fournier, La Commune n’est pas morte, Paris, Libertalia, 2013.

http://aggiornamento.hypotheses.org/1329

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