donderdag 31 januari 2013

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http://www.monde-diplomatique.fr/1998/06/FASSIN/10573



Une égalité qui reste à conquérir

Ouvrir le mariage aux homosexuels


UN an après l’arrivée au pouvoir d’une majorité parlementaire de gauche en France, les discriminations subies par les couples homosexuels n’ont toujours pas été abolies par la loi. Le statu quo bénéficie de l’appui d’une campagne de pétition réactionnaire. De rapport en rapport, le gouvernement semble s’acheminer vers un élargissement très prudent de la définition juridique du couple et du statut du concubin. Dans cette hypothèse, au nom du « droit de l’enfant », le mariage et l’adoption resteraient réservés aux hétérosexuels. Les arguments en faveur d’une approche plus audacieuse ne manquent pourtant pas.

par Eric Fassin, juin 1998


Pour Hannah Arendt, « le droit d’épouser qui l’on veut est un droit de l’homme élémentaire, auprès duquel (tous les autres) sont bien mineurs ». Dans ce texte de 1959, c’est à la question noire que pensait la philosophe. De fait, si la Cour suprême des Etats-Unis avait, dès 1954, engagé la déségrégation raciale, en partant des écoles (1), elle ne devait annuler les lois interdisant les mariages mixtes qu’en 1967 (2) : les juges reconnaissaient alors que le mariage est bien l’ « un des droits civiques fondamentaux ». Après avoir prétendu, en réaction à l’abolition de l’esclavage, que les races pouvaient être « séparées mais égales », on se rendait finalement à l’évidence : la ségrégation est l’instrument privilégié de la discrimination, et tout particulièrement dans l’institution matrimoniale.

Lorsqu’on parle d’homosexualité, et non plus de race, faut-il changer de logique ? Peut-on au contraire étendre l’argument, enchaîner d’une discrimination à l’autre et d’une minorité à l’autre ? A la différence des Etats-Unis, la société française a fait le choix, en 1985, de combattre par la loi la discrimination fondée sur la sexualité, et non pas seulement sur le sexe, la couleur ou la religion. La logique antidiscriminatoire devrait donc conduire à ouvrir le mariage aux couples homosexuels - sauf à admettre que l’hétérosexualité et l’homosexualité, toujours séparées par le mariage, n’en seraient pas moins égales.

Certes, toute distinction légale n’équivaut pas à une discrimination sociale. Par exemple, nous ne reconnaissons aux enfants ni les mêmes droits ni les mêmes devoirs qu’aux adultes. Cependant il ne suffit pas de constater une différence pour lui donner un fondement légal : les différences de classe ou de religion existent ; nous ne songeons pourtant pas à utiliser le droit pour creuser des fossés plus profonds. Avant d’établir légalement une différence, il importe de la justifier - faute de quoi, distinguer revient à discriminer.

Ainsi, il nous apparaît juste de réserver aux femmes un congé de grossesse, puisque ce sont elles qui portent les enfants. En revanche, nous prenons conscience que la même justice requiert d’ouvrir le congé parental aux pères : ce n’est pas la nature qui donne aux mères le monopole de l’éducation durant la petite enfance. Bref, et c’est l’une des leçons de 1789, sous peine de maintenir des privilèges, la loi doit distinguer à bon escient - autant dire le moins possible : il y faut des raisons fortes, qu’on dirait en droit américain « contraignantes » (compelling).

L’homosexualité n’est pas l’hétérosexualité. Mais cette différence ne suffit pas à justifier qu’on les distingue dans le droit. En l’occurrence, quelles sont les bonnes raisons qui nous obligeraient encore à exclure l’homosexualité du mariage ? Nombreux en France sont ceux qui, se voulant tolérants, se disent prêts à faire une place aux homosexuels. La reconnaissance, par-delà les individus, des couples homosexuels représente un pas, que certains se déclarent prêts à franchir ; mais ceux qui soutiennent la revendication du mariage pour les homosexuels sont rares. C’est qu’au-delà du mariage, la famille elle- même est en cause, c’est-à-dire, outre le couple, les enfants. La perspective d’adoptions, voire de procréations médicalement assistées s’ouvrant légalement aux couples homosexuels, fait peur.

Nul n’a jamais imaginé, bien sûr, de proposer pour les homosexuels un droit à l’enfant inconditionnel. Mais la question est posée d’un droit égal à celui des hétérosexuels, c’est-à-dire indépendant de la sexualité des couples. En réponse, certains invoquent l’intérêt de l’enfant, pour opposer au « droit à l’enfant » le « droit de l’enfant ». C’est faire fi de travaux dont l’Association américaine de psychologie a proposé la synthèse : tous concluent qu’être élevé par des parents de même sexe ne pose aucun problème particulier. Il faudrait tenir compte de ces données empiriques, à moins de prétendre définir a priori « l’intérêt de l’enfant ». On sait d’ailleurs combien cette notion est problématique, chargée d’idéologie et de moralisme, par exemple, en matière de divorce : l’expertise psychologique peut justifier tous les conservatismes.

D’autres invoquent l’intérêt de la société : il en irait de notre ordre symbolique. La filiation serait nécessairement hétérosexuelle ; cette nécessité (supposée) justifierait l’exclusion des homosexuels. Bref, parce qu’ils ne peuvent avoir d’enfants (biologiquement), les homosexuels ne devraient pas en avoir (légalement). On voit aisément la fragilité de cette argumentation, moins anthropologique que biologisante : aucune société ne confond l’engendrement et la filiation, le biologique et le social - c’est l’anthropologue Françoise Héritier qui nous le rappelle. Les parents ne sont pas forcément les géniteurs. La loi de la nature ne fonde donc pas quelque loi de la culture : l’anthropologie ne se contente pas de mimer la biologie.

Que la différence des sexes soit nécessaire à la reproduction ne l’institue pas comme le double principe de la filiation. Sinon, comment comprendre que l’adoption soit ouverte à des célibataires (on pourrait parler d’une filiation à une branche), et que la reconnaissance d’une filiation adoptive n’efface pas obligatoirement la filiation biologique (il s’agit dans ce cas d’une filiation à plusieurs branches) ? Songeons aussi à ces enfants qu’on appelle justement « naturels », définis non par les deux branches, paternelle et maternelle, mais par l’unique filiation d’une mère : la double origine, masculine et féminine, ne s’impose de manière universelle que dans la reproduction biologique, et non dans la filiation anthropologique.

La fragilité des cautions scientifiques invoquées contre l’ouverture du mariage aux homosexuels laisse entrevoir, sous leur surface lézardée, l’évidence aveuglante qu’elles avaient pour vocation de recouvrir : pour des enjeux aussi fondamentaux, l’expertise ne saurait se substituer au choix politique dans une société démocratique (3). Il n’est donc pas possible d’échapper à la question, proprement politique, de la discrimination. Mais celle-ci reste, dans l’institution matrimoniale, invisible aux yeux de la plupart. De la même manière, en 1980, en refusant d’abolir la différence d’âge légal pour le consentement homosexuel, héritée de Vichy, le Conseil constitutionnel affirmait avec un aveuglement identique : « La loi peut [...], sans méconnaître le principe d’égalité, distinguer, pour la protection des mineurs, les actes accomplis entre personnes du même sexe de ceux accomplis entre personnes de sexes différents. » Moins de deux ans plus tard, les députés effaçaient néanmoins ce symbole de l’inégalité des sexualités.

Pourquoi alors continuer à méconnaître le principe d’égalité quand on traite de la famille, point aveugle de notre vigilance politique ? Lieu de socialisation privilégié, la famille est aussi le lieu par excellence de la discrimination à l’encontre des homosexuels. Leur fermer la porte de cette institution fondamentale, c’est légitimer en retour la discrimination dont ils y sont victimes. En effet, si, pour séparer les hétérosexuels des homosexuels, la loi doit exclure ces derniers de la famille, il ne faut pas s’étonner que des parents homosexuels soient actuellement privés de la garde d’enfants nés dans un mariage antérieur en raison de leur homosexualité. De même, on ne saurait être surpris qu’en matière d’adoption, alors que l’hétérosexualité n’est pas requise légalement, les juges refusent l’agrément à des hommes ou à des femmes en raison de leur homosexualité.

Comment ne pas voir ici la discrimination à l’oeuvre ? Et comment ne pas voir qu’elle découle de notre volonté de cantonner l’homosexualité hors du mariage ? En effet, dans un cas comme dans l’autre, la jurisprudence ne comprend que trop bien le sens de nos choix politiques : elle en développe les conséquences. Bref, l’interdiction du mariage signifiée aux homosexuels n’est pas seulement le résidu insignifiant d’une discrimination en voie d’effacement, elle est au principe même de cette discrimination, dès lors qu’elle renvoie l’homosexualité hors de la famille, autrement dit aux marges de la société. Les effets de notre ordre symbolique sont terriblement réels.

La question du mariage des homosexuels se situe bien au coeur d’une logique politique : il en va de la famille, mais aussi de l’égalité - de l’égalité dans la famille. Parce qu’elle s’inscrit dans une logique antidiscriminatoire, cette revendication ne concerne pas les seuls mouvements homosexuels et leurs rares alliés : elle devrait tout naturellement faire l’unanimité à gauche de la gauche, mais aussi à gauche, voire chez les républicains soucieux d’égalité. Il n’en est rien. Loin de se rapprocher d’une telle revendication, tous semblent vouloir s’en éloigner : venues des profondeurs de la France, les signatures amoncelées de maires pétitionnaires ne sont pas faites pour donner du courage à nos élites.

Pour comprendre notre oubli de l’égalité, jusque dans les rangs progressistes, il faut d’abord examiner un paradoxe actuel. La différence entre les sexes est devenue un passage obligé dans nombre d’essais. On ne songe pas ici aux critiques de la pensée de la différence (en anthropologie, avec Françoise Héritier, ou en philosophie, avec Geneviève Fraisse), mais, à l’inverse, aux apologies de la différence des sexes pensée comme donnée première, autrement dit la différence, non comme représentation, mais comme identité. Le paradoxe est qu’avec la revendication de la parité en politique, la différence revêt les couleurs du progrès social : la donnée (naturelle) devient une valeur (de gauche).

C’est ainsi que Sylviane Agacinski (4) peut opposer à la pure construction sociale du genre, à la manière de Simone de Beauvoir, une différence des sexes ancrée dans la nature. C’est à ce prix que le féminisme gagnerait la bataille de la parité car, en deçà des différences superficielles que trace la société, seule la différence essentielle entre les sexes justifierait une telle exception politique. Or, « c’est dans la nécessaire complémentarité parentale que les humains reconnaissent à la fois leur différence et leur dépendance mutuelle » : la différence entre les sexes n’existe que par leur descendance commune. Il importerait donc d’écarter le spectre d’une filiation homosexuelle qui relativiserait la différence entre les sexes. Ici, le progressisme en matière de genre se paie d’un conservatisme en matière de sexualité ; pour ouvrir une porte aux femmes, il faudrait en fermer une autre aux homosexuels.

Il serait pourtant naïf de croire que seuls les homosexuels paieront le prix d’un tel choix : le féminisme n’en sortira pas indemne. L’expérience historique des Etats-Unis au XIXe siècle l’illustre bien : le féminisme y est né du mouvement abolitionniste, Noirs et femmes conjuguant leurs efforts pour secouer le joug de leur asservissement. Avant la guerre de Sécession, cette coalition contre la discrimination requiert un langage à dominante universaliste. Mais, après l’abolition, quand les Noirs accèdent au suffrage avant les femmes, la coalition cède la place à la concurrence. La rupture politique s’accompagne d’un renversement rhétorique : c’est désormais la différence des femmes qui est mise en avant, leur spécificité morale justifiant leurs droits. Non sans profit : c’est grâce à leur « différence » que les Américaines conquièrent le droit de vote longtemps avant les Françaises. Mais non sans coût : à la fin du XIXe siècle, en faisant alliance avec des mouvements de tempérance, les féministes empruntent à ces femmes conservatrices des arguments nativistes, xénophobes et racistes. Un progrès politique véritable se paie d’un conservatisme moral non moins réel.

Un inacceptable modèle patriarcal

AU-DELÀ de la gauche réformiste, ce n’est pas l’ouverture du mariage aux homosexuels, mais tout au contraire le ralliement des homosexuels au mariage qui pose problème, soit qu’on dénonce le patriarcat, fondateur de l’institution matrimoniale, soit qu’on résiste à l’entreprise conjugale de normalisation sexuelle. Dans le premier cas, les féministes radicales soulignent que c’est dans le mariage que s’exerce prioritairement la domination dont les femmes sont victimes. Dans le second, les héritiers de Michel Foucault voient dans la domestication sexuelle la finalité du mariage, ce qui condamnerait les homosexuels à singer la norme hétérosexuelle.

Les deux critiques sont légitimes - du moins quand on ne les entend pas chez les défenseurs de l’ordre symbolique, tout prêts à faire alliance avec les contempteurs du mariage. Aux féministes radicales, on répondra que, si la différence entre les sexes fonctionne partout comme inégalité, arracher le mariage à sa définition hétérosexuelle devrait logiquement contribuer à l’éloigner du modèle patriarcal qu’elles combattent. Aux héritiers de Michel Foucault, on rappellera que l’invention de styles de vie ne se confond pas nécessairement avec les délices de la contre-culture. En outre, pour l’instant, en France, à la différence du débat américain qui se déroule au même moment, nul ne propose de « civiliser » les homosexuels ni de « normaliser » l’homosexualité. Le mariage, en s’ouvrant ici aux homosexuels, aurait donc moins pour fonction de réguler leur sexualité que de créer des droits nouveaux, en particulier en matière de filiation (5).

Aux unes et aux autres, on suggérera aussi qu’il serait curieux qu’en s’ouvrant à cette population nouvelle le mariage ne se modifiât aucunement - tout comme la nation française aura été transformée par son immigration. Une institution n’est jamais sans rapports avec ceux qui la constituent. C’est bien pourquoi, en France, par contraste avec les Etats-Unis, la « panique sexuelle » est le fait des seuls adversaires du mariage des homosexuels, qui ne voient dans tout changement du modèle matrimonial qu’une subversion de la famille. C’est pourquoi aussi tous ceux qui revendiquent l’égalité se réjouiront de vivre dans une société qui aura renoncé à une discrimination fondamentale ; plus juste, le mariage n’en sera que plus désirable.

Enfin, cette ouverture permettra de renouer avec le progrès en matière de moeurs. Il n’y a guère plus de trente ans, on débattait de la contraception : fallait-il la légaliser ? Relire les échanges parlementaires de l’époque permet de constater que, déjà, aux bouleversements du couple et de la famille qui s’annonçaient, mille inquiétudes opposaient l’ordre de la nature - ou l’ordre de la culture - pour tenter de freiner le mouvement. En 1967 aussi, il fallait, au nom de la femme, sauvegarder la différence des sexes, menacée par cette autre révolution. On voudrait croire que, dans trente ans, nos débats d’aujourd’hui sur l’ouverture du mariage aux homosexuels paraîtront tout aussi désuets. Et qu’aux jeunes générations découvrant cette histoire oubliée, enfants de couples hétérosexuels mais parfois aussi de couples homosexuels, il nous faudra expliquer nos engagements anciens, au moment où commençait à vaciller le dernier rempart de cette discrimination.



Eric Fassin

Sociologue (département de sciences sociales de l’Ecole normale supérieure), spécialiste des Etats-Unis.


(1) Arrêt Brown v. Board of Education.

(2) Arrêt Loving v. Virginia.


(3) Pour une critique de l’usage abusif de l’autorité scientifique en ce domaine, prolongeant ces derniers paragraphes, lire Eric Fassin, « L’illusion anthropologique : homosexualité et filiation », Témoin, no 12, mai 1998 (dossier consacré à la reconnaissance des couples homosexuels).


(4) Sylviane Agacinski, Politique des sexes, Le Seuil, Paris, 1998.


(5) Nous esquissons la comparaison politique transatlantique dans un entretien accordé à Action, la lettre mensuelle d’Act Up-Paris, no 53, avril 1998, pp. 12-13.

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