Vous connaissiez déjà le courant alternatif, les énergies alternatives, les mouvements politiques altermondialistes, voici désormais l'alterscience. Un mot nouveau formé par un historien des sciences, Alexandre Moatti, professeur associé à Paris-VII au laboratoire SPHère (Sciences, philosophie, histoire). Il vient d'y consacrer un livre, Alterscience, sous-titré Postures, dogmes, idéologies (Odile Jacob, 330 p., 23,90 euros).
Derrière ce concept flambant neuf se cachent des groupes ou des individus dont le point commun est d'être scientifiques - médecins, ingénieurs ou chercheurs - et de s'opposer à la science, notamment en réfutant, parfois de manière assez virulente, de robustes piliers comme l'héliocentrisme, le darwinisme, la relativité d'Albert Einstein, la mécanique quantique, la cosmologie post-Big Bang... Il est donc question de créationnistes, de géocentristes, d'antirelativistes, etc. Le propos n'est pas d'exposer pourquoi ces derniers ont tort, mais de comprendre d'où viennent ces courants, quelles sont leurs motivations, et d'étudier ce qui les relie. Avec un mystère : qu'est-ce qui conduit des scientifiques à dériver vers le déni et la radicalité ?
En passionné de textes, Alexandre Moatti, par ailleurs président de la Société des amis de la bibliothèque de l'Ecole polytechnique, plonge donc avec méticulosité aux sources de ces mouvements aux marges de la science. Et le lecteur va de surprise en surprise.
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On découvre ainsi des cercles, en France, au XXe siècle, lancés par des ingénieurs de grandes écoles, qui pensent que la Terre ne tourne pas autour du Soleil, comme le Cercle d'études scientifique et historique (Ceshe) ou le Centre d'études et de prospective sur la science (CEP). En outre, l'auteur fait de ces théories géocentriques un noyau dur du créationnisme : la position subalterne de la Terre dans l'espace étant, pour ce courant, tout aussi insupportable que son âge.
On y apprend aussi que cette attitude n'est pas nouvelle. Jean-Paul Marat (1743-1793), connu pour son rôle dans la Révolution française, était également un médecin qui se piquait d'optique et qui s'en est pris à la théorie de Newton sur la réfraction de la lumière. Il a aussi écrit contre l'Académie des sciences et son président Lavoisier, qualifiés de "charlatans modernes". Des attaques reprises par Charles Fourier (1772-1837) ou Auguste Comte (1798-1857) dont l'hyperpositivisme aura causé, selon Alexandre Moatti, beaucoup de tort à la science française, incapable de prendre le tournant de la physique théorique à partir de 1850 (électromagnétisme, cinétique des gaz, théorie des quanta...).
Autre exemple : sait-on que l'un des frère Lumière - pionniers du cinéma -, Auguste (1862-1954), a viré alterscientifique, contestant le caractère contagieux de la tuberculose notamment ? Et, comme il se doit, en critiquant vertement l'Académie des sciences, qui ignorait ses idées (et qui l'a refusé dans ses rangs, contrairement à Louis).
VITUPÉRATIONS NATIONALISTES
Souvent, la plongée est rude, voire nauséabonde, infectée par les vitupérations nationalistes ou antisémites des scientifiques. A l'aube des deux guerres mondiales, certains savants européens ne brillent pas par leurs analyses, réécrivant l'histoire des sciences pour en faire une science "nationale", britannique, française, allemande. Le mathématicien français Emile Picard (1856-1941) dénie à l'Allemagne toute prédominance dans l'avancée des sciences durant les siècles précédents. En réponse, son collègue allemand Ludwig Bieberbach (1886-1982) critiquera l'abstraction d'un Cauchy (Français) par rapport au concret d'un Gauss (Allemand). Dans son précédent ouvrage, Einstein, un siècle contre lui (Odile Jacob, 2007), Alexandre Moatti avait aussi décrit des savants allemands nazis à l'origine d'attaques antisémites contre Einstein et sa théorie.
Mais qu'est-ce que l'alterscience ? Alexandre Moatti joue sur plusieurs sens du mot "alter". Ce sont des théories "alternatives", en fait de la science "altérée" (c'est-à-dire déformée), et qui se tournent vers autrui, à cause de ce besoin de reconnaissance par le public, hors des procédures classiques de confrontation avec ses pairs.
Ainsi l'Allemand Hans Hörbiger (1860-1931) conteste la gravitation newtonienne et imagine une cosmogonie avec des planètes glacées. Trofim Lyssenko (1898-1976) s'en prend à la génétique classique... "Il s'agit certes de tentatives de remplacer des théories par d'autres, comme le fait la science habituelle. Mais la différence est qu'ici cela se fait au mépris de la méthode scientifique et de son mécanisme. A savoir, identifier des contradictions internes à la théorie ou des désaccords avec des expériences", explique Gilles Dowek, directeur de recherche à l'Inria, auteur de Ces préjugés qui nous encombrent (Le Pommier, 2009). "Ce n'est pas parce que des théories en remplacent d'autres que n'importe quelle théorie peut marcher !", souligne le chercheur.
EN FINIR AVEC LA SCIENCE
Ajoutons que l'alterscience ne se confond pas avec les para- ou pseudo-sciences comme l'astrologie ou certaines médecines parallèles. Ces dernières n'ont pas comme caractéristique de s'en prendre au camp d'en face avec virulence. L'alterscience, si. L'objectif d'en finir avec la science est même présent dans certains groupes étudiés par l'historien, comme ceux qualifiés d'"ultragauche".
Inspirés par des penseurs à la mode dans les années 1970 tels que Jacques Ellul ou Ivan Illich, ces radicaux, comme le groupe Oblomoff ou Pièces et main-d'oeuvre, ne pointent pas seulement les dérives militaires, polluantes ou aliénantes de la technoscience, mais s'en prennent à la science dans son ensemble. "La constante de Planck est la clef de la domination technico-industrielle au cours du XXe siècle", pastiche Moatti pour résumer cette position liant théorie fondamentale et mécanique quantique à une politique générale négative. Les motivations purement scientifiques de la contestation s'effacent devant d'autres, plus politiques et idéologiques.
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Au-delà de l'inventaire, Alexandre Moatti essaie de saisir les sources, les dynamiques, les points communs de ces différents mouvements. Ainsi, il a repéré un trait inattendu : la haine du "signe", de l'abstraction, des équations... ou de la théorie contre la pratique. Cela va de pair avec une critique du réductionnisme en science, qui a pour conséquence un recours toujours plus grand à des lois, des nombres... Ce qui est pour le moins paradoxal pour des gens ayant souvent beaucoup étudié les mathématiques, mais cela montre qu'outre des théories alternatives ces personnes développent leur propre vision de la science, n'hésitant pas à faire le tri entre des idées, des hommes, des concepts...
"TECHNOFASCISME"
"Ce qui frappe aussi est la résurgence de serpents de mer entre ces groupes et à travers le temps", explique l'historien. Par exemple, le "technofasciste" américain Lyndon LaRouche, comme le désigne Alexandre Moatti, révise l'histoire des maths avec les mêmes arguments que des savants nazis allemands quelques dizaines d'années plus tôt. Ces fils tirés entre des groupes politiquement séparés ne dénotent aucune volonté d'amalgame, mais l'envie de comprendre comment se construisent ces discours et idéologies. Et, en négatif, la possibilité d'interroger ce que sont la science et ses rapports avec la société.
Car la plongée dans l'alterscience dégage assez nettement les différences entre la science commune et ses déformations, notamment sur la question des méthodes. Elle met aussi en lumière certaines attitudes contemporaines que l'alterscience nourrit : méfiance vis-à-vis des technologies, persistance des superstitions, tentation relativiste (toutes les théories de la nature se valent). Des délires à ne pas prendre à la légère...
A LIRE : L'alterscience n'est pas un humanisme
http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/01/17/des-savants-devoyes_1818674_1650684.html
Comme Michel Sourrouille vous le fait d'ailleurs bien remarquer:
MICHEL SOURROUILLE il y a 3 jours
Il est absurde, comme le fait David Larousserie, de classer Ellul et Illich dans la catégorie des anti-science. Ellul a montré que l’autonomie de la technique faisait en sorte de rendre les humains esclaves de la machine, Illich a définit des techniques douces contre les techniques « dures » mises en place dans notre société technicienne. Ils ne peuvent se retrouver amalgamés, comme le fait l’article, avec antiscience et superstitions.
Michel Sourrouille:
Je suis de la génération écolo des années 1970, sensibilisé par le rapport du Club de Rome en 1972 et par le premier sommet de la Terre à Stockholm, donnant ma voix pour le seul projet politique cohérent, celui de René Dumont pour la présidentielle 1974. Depuis, je fais tout ce qu'il m'est possible de faire pour que mes contemporains comprennent l'urgence écologique.
Mais avec le tournant libéral des années 1980, nous continuons de détruire le capital naturel de la planète avec délectation. C'est pourquoi le 2 octobre 2004, je crée une association, BIOSPHERE, dont le but est de défendre les intérêts de la biosphère.
Ce blog hébergé par lemonde.fr est une de mes actions, en coordination avec un réseau de documentation des écologistes activistes http://biosphere.ouvaton.org
Je regrette M. Moatti mais vous n'avez rien compris.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Ellul
http://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_Illich
Je défends justement la pensée de Jacques Ellul et d'Ivan Illich... Tiens, y aurait-il un lien?... Est-ce que Le Monde suivrait le blog de l'âne où Anne écrit?... Les commentaires sont les bienvenus.
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