Ces Adages, publiés en 1500 à Paris, connurent un tel succès que les imprimeurs se bousculèrent pour les rééditer, si bien qu'il en parut 16 éditions du vivant d'Érasme (1466-1536). Elles furent revues et augmentées par lui à dix reprises. On passa ainsi de 820 adages (1500) à 4 151 (1536). L'ouvrage resta un best seller tout au long du XVIe siècle, jusqu'à sa mise à l'Index par le concile de Trente (1559).
Les Adages sont les notes de lecture d'Érasme, tirées de l'ensemble de la littérature antique à laquelle il pouvait avoir accès — c’est-à-dire la quasi-totalité. Nous avons donc affaire à un choix de citations commentées. Combien? Sans doute une vingtaine de mille au total. Leur choix se déroule sans autre ordre que le fil des lectures et les associations d’idées d’Érasme. Il concevait ce recueil comme une collection de modèles d’élégance de style, de formules « bien frappées » riches de sens métaphorique, qu’il commentait avec humour. Ses commentaires vont de la remarque anecdotique d’une ligne (adage 367: « Tu recolles un œuf ») jusqu’au traité moral et politique d’une cinquantaine de pages contre les papes guerriers (adage 3301: « La guerre est douce à ceux qui n’en ont pas l’expérience »). Les humanistes ne s’y trompèrent pas en en faisant leur livre de chevet, au même titre que les Élégances de Lorenzo Valla. Les adages fleurissent en effet à chaque page des meilleurs auteurs de l’époque, depuis Hutten jusqu’à Montaigne. Les professeurs par la suite y trouvèrent une mine de règles de style à faire étudier à leurs élèves (tel l’adage: Ut sementem feceris, ita metes « Tu récolteras ce que tu as semé », qui figure encore dans les grammaires latines actuelles).
En somme, les Adages constituent une voie royale d’accès à la littérature gréco-latine. Érasme fut sans doute le meilleur connaisseur et vulgarisateur de cette littérature que l’Europe ait connu. Il nous livre ici une œuvre à la fois érudite et distrayante, apte à réconcilier les modernes avec la culture antique. Notre édition, qui a nécessité plus de 60 traducteurs, est une première mondiale.
Les Adages
Traduction (latin et grec) et édition dirigées par J.-C. Saladin. Cinq volumes sous coffret. Frontispice de Dürer sur chaque volume. Tirage limité, édition numérotée.
http://www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100184530&fa=author&person_id=510#content
L'ombre de l'âne
(Asini umbra, Adage 252)
Il était une fois un homme (un Athénien, bien sûr, dans l'Antiquité, au temps d'Alexandre le Grand), qui voulait transporter des marchandises d'Athènes à Mégare, la ville voisine. En ce temps-là, pas de camion, ni d'autocar, ni de train. Notre homme loue donc un âne et, le jour dit, tous les trois se mettent en chemin : l'homme, l'âne, et le propriétaire de l'âne. Il fait beau, le ciel est bleu, le soleil brille, on entend les cigales dans les champs (la Grèce, quoi !) Mais, vers midi, la chaleur devient insoutenable. L'homme meurt de soir, il défaille. Il regarde à l'entour. Pas le moindre ruisseau pour se désaltérer, pas une taverne, pas même un arbre à l'horizon. Juste le soleil et les pierres du chemin. Alors, notre homme a une idée : il arrête l'âne, dépose le bât et s'installe à l'ombre, pour se reposer sous le ventre de l'animal. Aussitôt, l'ânier se jette sur lui et commence à l'injurier :
- Fiche le camp ! Tu n'as pas le droit !
- Et pourquoi est-ce que je n'ai pas le droit ?
- Parce que je t'ai loué l'âne, mais pas son ombre !
- Pas du tout ! riposte notre homme, je t'ai loué l'âne complet et ne je bougerai pas d'ici !
Le ton monte, les deux hommes en viennent aux mains et l'affaire en arrive au tribunal.
Vous voudriez savoir la suite de l'histoire ? Eh bien, vous ne la saurez pas, et personne ne la saura jamais, parce que je ne la connais pas moi-même. Je l'ai lue dans un adage d'Érasme (adage 252). Le fameux humaniste y raconte qu'il a lu dans Plutarque l'histoire suivante :
Un jour, Démosthène, le célèbre orateur athénien, devait défendre devant l'assemblée un homme accusé de meurtre et qui risquait sa tête. Il se lance dans une des magnifiques plaidoiries dont il avait le secret, mais, au beau milieu de son discours, il s'aperçoit que les juges ne l'écoutent pas. L'un lit le journal, l'autre envoie des messages sur son Ipod5, le troisième bavarde avec son voisin et le quatrième somnole... Alors, Démosthène s'interrompt, descend de la tribune, s'approche des juges et leur dit : "Messieurs, je vais vous raconter une histoire : Il était une fois un homme qui voulait transporter des marchandises d'Athènes à Mégare. Il loua un âne, etc..." Et quand il arrive au moment où les deux hommes portent l'affaire en justice, Démosthène s'interrompt à nouveau et fait mine de s'en aller. Les juges l'implorent de raconter la suite. Alors, il leur répond : "Messieurs, est-ce que vous n'avez pas honte ? quand je vous parle d'un homme qui risque sa tête, vous ne m'écoutez pas, mais vous ouvrez grand les oreilles quand je vous parle de l'ombre d'un âne !"
Érasme tire deux leçons de cette histoire. La première est simple : il arrive souvent que des conflits éclatent à partir de causes futiles -- parfois même des guerres. Rappelez-vous la "guerre du football" entre le Honduras et le Salvador, en 1969, qui a commencé pendant un match de foot et qui a tout de même laissé 2 000 morts sur le terrain.
La seconde leçon s'adresse aux orateurs : "Si ton public ne t'écoute pas, raconte-lui une histoire !" C'est une recette infaillible, à l'usage des avocats, des professeurs ou de quiconque doit faire un exposé.
Les adages
Qu'est-ce que c'est donc que ces Adages d'Érasme ?
- D'abord, c'est un livre ancien, très ancien même. Il a été imprimé il y a plus de 500 ans, en 1508 à Venise, c'est-à-dire dans les premiers temps de l'imprimerie. Ce fut un très gros succès de librairie. Un best seller : plus de 30 éditions du vivant de son auteur, ce qui est énorme et le serait encore de nos jours -- d'autant qu'à l'époque, la fabrication coûtait horriblement cher : le papier, les caractères en plomb, etc.
Pourquoi ce livre intéressait-il tant de gens ?
- D'abord, parce qu'il est très facile à lire. On peut l'ouvrir et le refermer n'importe où, en ayant toujours lu quelque chose d'intéressant. En fait, c'est une collection de citations empruntées à tous les auteurs païens de l'Antiquité grecque et latine. Ils abordent tous les sujets possible, depuis la cuisine jusqu'à la poésie, en passant par le vêtement, la musique, la politique, la guerre contre les Turcs ou les mauvaises mœurs des moines et des papes.
Mais ce n'est pas une encyclopédie rébarbative, parce que tous ces adages sont alignés dans le désordre le plus total, suivant le jeu des associations d'idées ou des lectures de l'auteur. L'un parle des mouches, le suivant des fourmis, parce que ce sont aussi de très petites bêtes, puis des éléphants, parce que ce sont au contraire, de très grosses bêtes. Ensuite, on sautera peut-être du coq à l'âne en parlant des théories musicales des Pythagoriciens et de la musique contemporaine, et ainsi de suite.
En tout, il y a 4 151 adages. La plupart n'occupent que quelques lignes ou quelques pages. On pourrait dire que ce sont les notes de lecture d'Érasme. Ils sont presque tous composés de la même façon : d'abord un titre frappant (par exemple : "L'ombre de l'âne" ou "Lesbianiser"). Puis son origine (Homère, Sophocle, Lucien et parfois des auteurs dont nous n'avons jamais entendu parler). Enfin, un petit commentaire sur les leçons que l'on peut en tirer ou sur les circonstances dans lesquelles on pourra utiliser élégamment la formule. C'est donc à la fois un trésor de littérature et le mode d'emploi pour s'en servir dans la conversation.
http://www.huffingtonpost.fr/jeanchristophe-saladin/erasme-tedx-paris-talk_b_1879918.html
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