maandag 26 november 2012

Modernité et postmodernité...

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Blessures modernes. Théologie politique et schizoprénie (2011)

Introduction:
Au cours des deux derniers siècles, longue est la liste de ceux qui ont dénoncé le mécanisme de la déshumanisation et vitupéré la maladie des temps. La « décadence » (Frédéric Nietzsche), le « malaise dans la civilisation » (Sigmund Freud), le « déclin de l’Occident » (Oswald Spengler), la « crise de l’esprit » (Paul Valéry), la « maladie spirituelle de l’humanité » (C.G. Jung), la «crise de la culture» (Hannah Arendt) furent autant de prémisses de la « crise du sens » (Jean Paul II) , à laquelle le 20ème siècle devait contribuer, ô combien.
Max Weber, plus pessimiste que la moyenne, prédisait une « pétrification mécanique » de la civilisation occidentale. Il emprunta à Heine une image: le monde est « désenchanté ». Il voyait là une conséquence de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme. C’était le lourd prix psychique à payer pour le « progrès ». Il appelait en conséquence à un renouveau spirituel, avec « des prophètes entièrement nouveaux », et il réclamait la « renaissance des idéaux anciens ».
Il avait montré que la Réforme avait instillé dans l’âme des croyants les germes d’une maladie incurable. Avec les idées de la déchéance de l’homme, de l’universalité du péché originel et de la perdition de l’humanité entière, à l’exception inexplicable de quelques rares élus, elle avait entaillé profondément la conscience des hommes, et déchiré la chrétienté.
Elle avait mis en scène le duel de l’église des « saints » contre Satan, et contre les « déchus », annonçant « la guerre de tous contre tous » proclamée peu après par Hobbes. Le pessimisme hobbesien, quoique purement mondain et strictement nominaliste , était proche de la conception calviniste de la déchéance de l’homme, et alla fort loin, lui aussi, dans la désespérance corrosive.
Les temps « modernes » s’ouvraient.
Ils avaient emprunté leur nom à la via moderna frayée à la fin du moyen âge. Cette « voie moderne » équivalait au nominalisme, pour les scolastiques. Elle conduisit bientôt à l’empirisme d’un Bacon et au doute universel dont Descartes se fit le champion, établissant les bases du relativisme sceptique et du positivisme . Pour les nominalistes modernes, les idées de vérité, d’universalité et même de raison n’étaient plus que des chimères. Ils annonçaient « l’immanentisation radicale de l’époque contemporaine» , et la volonté de faire de ce monde-ci l’unique demeure de l’homme . Par réalisme et par pragmatisme, on se mit à nier tout ce qui n’est pas réaliste et pragmatique. On rejeta les idées d’« essence » ou de « sens ». Il devenait vain de vouloir atteindre une vérité générale, qui n’existait plus. La pensée n’avait plus besoin de boussole ou d’étoile, dans un monde de faits, et de singularités.
Le désenchantement qui avait accompagné le scepticisme du 18ème siècle s’accentua avec le matérialisme du 19ème siècle. On ignora le rare mépris de quelques « vrais » philosophes, assez isolés, et on se mit à appeler « progrès » la seule recherche de l’utilité.
Une conséquence du nominalisme moderne fut la désintégration progressive de l’idée d’humanité. Goethe avait déjà dit que l’humanité n’était qu’une « abstraction » et qu’il n’existait que « des hommes concrets ». Ernst Troeltsch écrivit, peu avant la Première Guerre mondiale: « En Allemagne, les termes mêmes de « droit naturel » et d’« humanité » sont aujourd’hui devenus presque incompréhensibles […] et ont complètement perdu leur vie et leur saveur première » .
La mort du mot précède celle de la chose. De ces slogans nominalistes, de cette négation de l’humanité, du droit et de la nature, le 20ème siècle devait faire un sanglant et monstrueux usage. Après deux guerres mondiales et plusieurs génocides, les nominalistes se prétendent toujours incapables de définir le « bon » ou le « juste ». Ils ont jeté ces catégories « métaphysiques » (terme devenu insultant) dans les caniveaux de l’histoire, et ils prêchent le relativisme: doivent être tenues pour également respectables toutes les idées et toutes les valeurs, quelles qu’elles soient, puisqu’il n’y a plus aucun étalon de la vérité ou de la justice.
Il n’y a plus de mythe universel. Les « grands récits » ont perdu tout crédit. Les successeurs de Hobbes le martèlent : l’homme n’est qu’un « loup pour l’homme ».
Le désenchantement moderne n’est pas sans exemples passés. Quand l’empire romain amorça sa décadence, les gnostiques prônaient aussi un dualisme exacerbé, social et métaphysique, une haine irrémissible de l’Autre. Ils niaient le monde commun, pour mieux exalter leur « gnose », une « connaissance » réservée aux seuls élus. Le christianisme des origines, bien que fermement opposé au gnosticisme, et basé sur l’annonce d’une « bonne nouvelle » pour tous, avait également participé par certaines de ses tendances à la propagation de ce pessimisme métaphysique, en promettant le salut à quelques élus, et en condamnant l’immense majorité à la déchéance.
Dès le commencement des Temps modernes, furent conjuguées jusqu’à l’excès ces idées anciennes, avec un manichéisme sans concession, un individualisme exclusif, un nominalisme anti-intellectualiste et une sémiologie matérialiste de l’élection. D’un côté, de rares élus. De l’autre, le reste du monde, prédestiné à l’annihilation par un Dieu jaloux, vengeur et gnostique.
Moralement conforté, sans doute, par la promotion théologico-politique de cette fracture irrémissible, mais l’adaptant à son propre registre, le capitalisme mondial des 19ème et 20ème siècles fit émerger sans états d’âme une overclass, une oligarchie de super-dominants, et une underclass de dominés, de prolétaires et de sous-prolétaires, asservis en cercles concentriques à l’empire. Aujourd’hui, la fracture bée encore.
La prédestination exigeait des élus des signes de justification, qui puissent les confirmer dans leur élection, et dans leurs «œuvres». De même, les « winners » du capitalisme voient la puissance, la richesse et le droit se ranger naturellement de leur côté, qu’ils estiment être celui du bien, du bon et du juste. La pauvreté, la faiblesse, la servitude appartiennent symétriquement aux «losers», les prolétaires du monde, les déchus que la divinité dans son insondable sagesse a prédestinés à un sort si funeste.
Ce parallèle est brutal mais éclairant. La structure des idées du calvinisme et du gnosticisme peut aider à comprendre la dissociation fondamentale du monde contemporain, les béances qu’il admet et qu’il promeut entre les gagnants et les perdants. La vision gnostique du monde révèle certains soubassements de l’idéologie moderne et en dévoilent les fissures, les fractures. Ils montrent comment peut s’établir impunément une logique d’exclusion radicale, bénéficiant à quelques uns infiniment plus qu’au « reste ». Tout pour les élus, rien pour les déchus. Cette religion, loin d’être un « opium du peuple », est une cocaïne des élus.
Les années récentes ont montré combien ces idées fondamentalistes ont influencé la classe au pouvoir, au noyau de ce qui fut un temps appelé l’hyper-puissance mondiale. Leurs slogans (« eux contre nous ») ont été aisément mondialisés. En Europe, des partis d’extrême-droite s’emparent de portions croissantes de l’opinion publique, dans des pays stables et prospères, et propagent des ferments de fermeture et d’exclusion. En Asie, les nationalismes se tendent, des fractures latentes s’ouvrent. On proclame ici et là la prééminence des « valeurs asiatiques », qui viendraient remplacer les valeurs « prétendument universelles ».
Le manichéisme dualiste du bien et du mal, de l’élu et du déchu, de l’ami et de l’ennemi, s’est transformé en métaphore commune, en cliché médiatique, et s’est banalisé insidieusement dans les champs politique, économique, sociétal, ou culturel.
La guerre des « saints » et la lutte hobbesienne de tous contre tous sont analogues par leur structure à l’antique combat des gnostiques contre le « Mal ». Les blessures de ces batailles séculaires, loin de cicatriser, se sont envenimées. Aujourd’hui l’infection a saisi le corps social, et la maladie a pris la forme d’une grande dissociation , d’un clivage intime des esprits, d’une schize de l’inconscient collectif. L’âme moderne est profondément scarifiée par cette blessure morale, mentale et sociale.
La Réforme a joué un rôle particulièrement actif dans cette dissociation. Elle a explicitement séparé la raison de la foi. Elle a privé la volonté de tout libre arbitre. Elle a détaché l’individu de toute tradition ecclésiale. Cette triple schize s’est par la suite élargie, et s’est généralisée sous les espèces laïcisées et mondanisées du nominalisme, du déterminisme, de l’individualisme.
L’aggravation de la dissociation, siècle après siècle, n’a pas été sans résistances. Le pessimisme de Calvin et le cynisme de Hobbes n’ont pas anéanti toutes les utopies. Bien des esprits refusent aujourd’hui l’apartheid mondial et le droit de la force, et veulent une loi et un droit pour penser le monde. Ils n’ont pas oublié Leibniz, qui voulait construire la « république des esprits ». Ils espèrent mondialiser une « volonté générale » que Rousseau pensait possible localement. Ils croient pouvoir déterminer, après Kant, le sens de « l’intérêt général de l’humanité ».
Ces projets idéalistes indiffèrent ou amusent l’oligarchie mondiale. Quant aux pauvres, majoritaires, entassés dans la jungle hobbesienne, ils n’ont pas la force de mettre en question les lois et les forces qui les asservissent. Machiavel et Hobbes nous ont d’ailleurs fait comprendre que la loi des puissants est toujours plus forte que le droit des pauvres. La loi n’est jamais que « du papier et des mots sans l’épée et la main des hommes » .
La religion de la dissociation et du désenchantement a étendu pendant les Temps modernes son influence acerbe. Par contagion, elle a touché des sphères de plus en plus larges, conquérant des territoires de plus en plus vastes. Le schisme religieux s’est laïcisé, contribuant à la constitution d’une idéologie immanente, avec ses prolongements politiques, économiques et sociaux. La dernière de ses métamorphoses se reconnaît dans les « sociétés de la connaissance ». Saisies par la convergence des bits, des atomes, des neurones et des gènes, les nanotechnologies, les biotechnologies, les infotechnologies et les sciences cognitives, fusionnent leurs savoirs, leurs méthodes et leurs idéologies. Elles sont les nouveaux avatars d’un immanentisme radical, crypto-gnostique et post-moderne. Léviathan et ses serviteurs ont vite compris le parti politique et économique à tirer de cet outil d’immanentisation du monde. Une nouvelle « terre libre », immensément profitable, attend ses colons et ses puritains, avec des « frontières » indéfiniment reculables, aisément appropriables, pour les premiers arrivés. Une trans-humanité, peuplée d’Homo Sapiens 2.0, aux gènes « augmentés » , pourra en prendre librement possession, laissant loin derrière le « vieux monde », le « reste », grouillant d’humains de troisième zone, marginalisés sur tous les plans, y compris dans leur humanité même.
Il faut faire l’anamnèse de la scène originaire, schismatique, des Temps modernes, pour comprendre les schizes contemporaines, et pour en prévoir l’aggravation probable. Il faut creuser jusqu’aux racines de la Réforme, et jusqu’aux premiers temps du christianisme, dans ses combats contre le manichéisme et la gnose. Dans cette histoire longue, on peut reconnaître la permanence de la coupure, la profondeur de la dissociation, la pérennité de la schize.

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